Un chef Lean sert quand même à quelque chose

X – Je perçois dans le Lean une véritable attention portée sur l'équipe, les gens ou les collaborateurs. Et pourtant à chaque fois que j'entends parler d'une transformation Lean réussi, je vois un super boss : souvent il connait bien le Lean et il a réussi à entraîner son équipe. Comme si c'était impossible de faire du Lean sans chef, n'est-ce pas un peu contradictoire ?

Moi – Je dois aussi avouer que beaucoup de démarches Lean se sont arrêtés brutalement, parfois dramatiquement, quand un chef est muté ailleurs.

X – Tu ne vas quand même pas me dire que ça ne sert à rien de commencer à mon échelle ? Qu'il me faut attendre un prochain chef providentiel ??

Moi – Comme tout système, le Lean peut s'arrêter dès qu'il y a un grain de sable qui bloque quelque part. Le Lean dépend donc de qui peut enlever ce grain de sable et dans quel périmètre. Et pour quel impact.

X – Et donc de qui peut déposer un grain de sable !

Moi – C'est sûr que si un nouveau chef te demande désormais un reporting tous les jours sur la productivité de chaque membre de l'équipe pour mieux les connaître alors...

X, interrompant – Là on change d'ordre de grandeur, ce n'est pas un grain de sable que tu évoques mais plutôt un blockhaus de bord de mer.

Moi – Celui-là, tu ne peux pas l'enlever : le Lean est fini pour toi. C'est la politique qui doit prendre le relais, et quand tu en arrives à devoir faire de la politique pour faire du Lean...

X – J'ai l'impression que tu me demandes de démissionner.

Moi – Tu ne serais pas le premier à partir à cause d'un nouveau chef !

X – Et moi qui espérais que tu me dises comment le Lean pourrait m'aider à contourner un nouveau membre du comité de direction, toute l'équipe n'attend que ça.

Moi – C'est la première fois qu'on me demande d'utiliser du Lean pour dégager un chef ! D'ordinaire ce sont les consultants tayloristes qui proposent leur palette d'outils au chef pour qu'il économise des ETP.

X – Bon imaginons que je démissionne, comment faire pour trouver un bon chef ?

Moi – Chez Toyota, la chaîne managériale offre un rôle très clair à chaque niveau. Le Team Leader est là pour soutenir sa petite équipe dans sa quête de production. Il peut passer du temps sur la ligne (parce qu'il connait chaque poste) et il intervient en cas de problème (via l'andon). Ses outils peuvent être la matrice de compétence pour la flexibilité et les standards : on les retrouve au plus près du gemba. Son responsable (dans leur jargon, le Group Leader) est là pour piloter des activités de fond, 5S ou cercle de qualité par exemple, celles qui permettent de maintenir un niveau de performance. Au niveau au dessus, c'est encore autre chose : les managers pilotent les changements. Un nouveau produit qui arrive sur la ligne ou une nouvelle machine à intégrer dans le flux auront des effets en pagaille : c'est leur rôle de les préparer et de les suivre puisqu'on imagine bien que ces changements auront des conséquences sur un tas d'équipe à travers toute l'entreprise. Et qu'il faudra donc encore du kaizen. Enfin la direction doit simplement poser le cadre et les orientations en anticipant les bouleversements stratégiques qui ne tarderont pas à s'imposer.

X – Je ne pensais pas qu'on pouvait être aussi loin d'une chaîne de commandement où chacun répercute plutôt ce qu'on vient lui imposer d'en haut.

Moi – Tout en ouvrant un maximum de parapluies à chaque cascade.

X – Est-ce à dire qu'on ne peut faire du Lean que quand il y a un Team Leader pour 4 personnes, puis un Group Leader pour 4 Teams Leaders, puis un manager pour 4 Group Leaders et enfin un directeur ou un directrice pour 4 managers ? Cela fait quand même une entreprise à 256 personnes minimum au bas mot.

Moi – Tu fais exprès d'oublier la flexibilité, si chère aux praticiens Lean... Mais j'avoue que c'est compliqué : en tant que gérant d'une petite structure, je suis bien placé pour le savoir. J'ai parfois du mal à jongler avec toutes ces casquettes, sans oublier celle de Chief Engineer.

X, abattu – Comment veux-tu alors que moi je m'en sorte ? Moi qui étais prêt à penser qu'il me suffirait de trouver un bon chef, je me retrouve à devoir détecter quatre niveaux de hiérarchie.

Moi – En fait le Lean te propose surtout un cadre pour engager des conversations curieuses et intéressantes. Et pour ça il faut des gens qui aient des choses à dire et donc des points de vue différents sur le système. Le chef n'est que le garant de ce cadre : c'est à ce titre qu'il reste indispensable pour ne pas être balayé par la dernière vogue. Surtout si celle-ci invite à limiter la gamme et à faire rentrer tout le monde - aussi bien les clients que les salariés d'ailleurs - dans le même moule : cela rend l'activité plus lisible pour le marché et donc plus pilotable par les actionnaires.

X – Je ne sais pas si je vais avoir le courage d'en parler avec le reste de l'équipe.

Moi – Alors ce n'est peut-être pas encore d'un changement de chef dont tu as besoin, mais peut-être d'une communauté de pratique...

Un dojo, c'est pour l'entraînement

X – Alors qu'est-ce que tu as pensé de cette séance de formation au poste ?

Moi – C'est marrant que tu dises "au poste", de mon côté je n'ai pas vu autre chose qu'un tête-à-tête cordial et poli.

X – Je ne te savais pas aussi sévère. Il y avait quand même des standards écrits dans le classeur, une formatrice à côté du collaborateur et un échange fructueux dans le temps imparti. Ils l'ont écrit l'un et l'autre. Regarde le compte-rendu qu'ils ont produit...

Moi – Bien sûr qu'ils sont contents : l'un et l'autre ont vérifié qu'ils savaient lire une feuille A4 imprimé.

X – Mais non, tu ne peux pas dire ça : ils ont quand même manipulé le logiciel métier.

Moi – Ce n'est pas ce que j'ai observé : la formatrice lisait le début des phrases et le formé ânonnait la suite. Il n'a touché son clavier et sa souris qu'une seule fois pendant les 10 minutes passés ensemble.

Pédaler en conditions pseudo-réelles
Pédaler en conditions pseudo-réelles

X – Pourtant le standard précise qu'ils peuvent utiliser la prochaine tâche à réaliser pour cette formation. Ne l'ont-ils pas fait ?

Moi – Et pourquoi l'auraient-ils fait ? Je suis certain que cette prochaine tâche est tout aussi simple ou répétitive que la précédente ou que celle qui viendra juste après. Et comme lui fait son boulot correctement (sinon il serait parti depuis plusieurs semaines) et qu'elle le sait, ils peuvent conjointement décider de faire autre chose à plus de valeur ajoutée pour un vrai client. Et c'est bien pour ça qu'on fait du Lean.

X – Attends, tu veux dire que former des gens, ce n'est pas Lean ?

Moi – Ne me fais pas dire non plus ce que je n'ai pas dit. J'ai simplement vu une formatrice s'assurer qu'un collaborateur savait faire son boulot.

X – Et que faudrait-il alors pour que tu puisses considérer que formation il y ait eu.

Moi – Plus d'expérimentation : les adultes, et ceux avec de l'expérience à fortiori, ont besoin de confronter ce qu'ils ont dans la tête avec une réalité.

X – Justement, c'est bien la réalité qu'ils avaient devant les yeux.

Moi – C'est pour cela que j'évoquai "une" réalité. Si je te montre la même tâche qu'hier ou que la semaine dernière, tu peux rester avec ton système 1, ton pilote automatique. Mais si je te propose un cas légèrement différent, parce que cette tâche arrive moins bien calibrée (elle a été préparée par un intérimaire), en retard (elle a été forwardée par email une veille de jour férié) ou par un canal inhabituel (c'est la fille d'un boss qui est concernée), comment vas-tu réagir ? Tu n'auras pas d'autre choix que d'activer ton système 2, que de réfléchir pour de vrai.

X – Mais c'est impossible que des cas tordus arrivent exactement avant la formation au poste. Et je ne peux pas créer de faux cas juste avant la formation dans notre base de données... Ce sera encore plus la pagaille derrière.

Moi – Dans mon univers, celui de la création de logiciels, chaque développeur va créer un test unitaire pour montrer qu'il a bien éradiqué le bug qu'on lui remonte. Ce test sera ensuite lancé automatiquement plusieurs fois par jour, mais bien sûr jamais sur la prod : on parle bien d'une environnement de recette.

X – Je crois que je commence à comprendre : tu penses qu'on pourrait avoir une copie de notre logiciel métier pour explorer tous ces cas tordus, accessible uniquement pour la formation au poste.

Moi – Je sais surtout que ton informaticien maison vient déjà sur votre gemba toutes les semaines : cela veut dire que vous avez déjà parcouru plus de la moitié du chemin vers votre dojo !

Cheminer vers les faits

X – Tiens j'ai un cas pour toi : je me sens en train de bouillir et je crains d'exploser devant un de mes collaborateurs, que ferait le Lean dans un cas comme ça ?

Moi – Bad news first ?

X – Tu n'as pas autre chose ? Si je commence par la mauvaise nouvelle que je viens de recevoir par email, je suis presque certain de déborder et je n'ai aucune envie de m'énerver devant lui. Je pense que ça ne ferait que bloquer la situation alors même qu'il ne bosse pour nous que depuis deux mois.

Moi – Alors j'ai peut-être une autre carte à jouer. Que connais-tu de cette situation ? Je veux dire dans les détails.

X – Je lui avais spécifiquement demander de ne pas chambouler un process en particulier, parce je savais qu'il serait tenté d'appliquer les recettes de son ancienne boîte chez nous. Et il n'a pas réussi à s'en empêcher : ça me fout en rogne de le découvrir quand c'est trop tard pour revenir en arrière.

Moi – Visiblement tu savais à l'avance qu'il serait "tenté", comment ça ?

X – Parce que j'ai fait la même chose en arrivant ici : en prenant un fournisseur qu'il connaît bien pour avoir déjà bossé avec lui, il se fait mousser triplement. Il peut montrer qu'il fait gagner de l'argent à la boîte - c'est moins cher; qu'il fait gagner de l'argent au fournisseur - pas de mise en concurrence, retour d'ascenseur fait ou à venir; qu'il est devenu indispensable - unique interlocuteur entre eux et nous, au moins à court terme.

Explorer la jungle, trouver des faits
Explorer la jungle, trouver des faits

Moi – Et comment l'as-tu découvert alors ?

X – Par la bande, au service impression, ils leur manquent une référence : comme le process a changé, il faut revoir certaines fiches techniques. Et comme ils n'ont pas eu l'information en temps et en heure, ça remonte d'un cran puis d'un deuxième et ça tombe sur mon bureau.

Moi – Et ton nouveau collaborateur, il en pense quoi ?

X – Je crois surtout qu'il n'est même pas au courant : la demande pour les fiches techniques doit traîner dans sa pile d'emails non-urgents. D'ailleurs ça aussi, ça me rend dingue. Est-ce si compliqué de faire preuve d'un minimum de réactivité ?

Moi – Excellent, on tient un fil. Est-ce qu'il y a quelqu'un autre, dans un service connexe qui est ou qui sera impacté par ce changement de proccess ?

X – Attends que je réfléchisse un peu. À court terme, j'imagine qu'à l'entrepôt ils pourront faire face : ils sont assez flexibles pour s'en accommoder. Mais à moyen terme, c'est le directeur R&D qui pourrait avoir des surprises : il a peut-être des idées qui ne pourront plus passer en production. Je crois me souvenir qu'il voulait tester bientôt des trucs pour la prochaine gamme. Et surtout pour ma propre stratégie long terme de mitigation des risques géo-politiques, c'est le bazar intégral ! Sans compter tous ceux qui avaient développé des relations directs avec le fournisseur mis sur la touche : là, ça devient impossible à mesurer.

Moi – De mieux en mieux...

X – Comment ça de mieux en mieux ? À chaque fois que j'envisage de nouveaux problèmes, tu a l'air de t'en réjouir.

Moi – C'est que le Lean, ça peut être fun... En tout cas pour moi, voici donc ce que je te suggère de faire : tu vas voir ce collaborateur et tu lui proposes d'aller examiner ensemble le problème au service impression. Les deux vont devoir se parler en ta présence et donc sous ton autorité, tu sers juste de catalyseur pour leur confiance mutuelle. Et tu ouvres grand tes oreilles : de ton côté, tu es en phase de collecte d'informations.

X – Mais je suis certain qu'ils voudront que je tranche en faveur de l'un ou de l'autre : l'ancien process était-il "sous optimisé économiquement" ou "stable et résilient" ? le nouveau est-il "trop perturbant" ou "plus économique" ? Et en plus il faudra le faire à chaud, sur le champ !

Moi – Pourtant que je sais bien que "cheffer" n'est pas ta tasse de thé, la colère que tu ressens te le rappelle. Voici donc l'opportunité de transférer un peu de ton leadership sur leur relation. Pas à l'un ou à l'autre, mais bien sur leur inter-relation. Sans oublier qu'il faudra faire la même chose du côté du service logistique puis de la R&D... Et enfin quand vous évoquerez tes orientations géo-stratégiques tu seras probablement moins sur les nerfs.

X – Et quand est-ce que je dois décider alors ?

Moi – Tu as déjà décidé d'éviter d'exploser devant ce collaborateur, une sacrée résolution quand même.

X, taquin – C'est vrai que tu as presque réussi à me détendre.

Moi – Bingo : tu viens de franchir le premier des pré-requis d'un gemba walk, déconnecter le cerveau reptilien, celui du réflexe. L'étape d'après, c'est de voir avec ses pieds et penser avec ses mains.

X – Je sens que tu connais la suite, je me trompe ?

Moi – Pas vraiment, je tente juste de t'amener sur le chemin du TWI, avec son Job Relation : d'abord les faits, d'abord le terrain.

X – Et ensuite ? Parce que j'imagine que ça ne s'arrête pas là quand même.

Moi, semblant d'être menaçant – D'abord les faits... Sinon c'est moi qui pourrait m'énerver !

Ensauvager l'apprentissage

X – J'ai été assez surpris par ta présence parmi les auditeurs de la dernière masterclass de l'Institut Lean France. Vu le nombre de posts que tu publies, je pensais plutôt te croiser dans un évènement où tu serais locuteur...

Moi – C'est peut-être flatteur mais je crois surtout que c'est se méprendre sur le rôle de l'apprentissage.

X – Tu veux dire que tu découvres encore des choses précieuses quand tu écoutes d'autres praticiens Lean parler de leurs expériences ?

Moi – Et pas qu'un peu ! J'ai même un souvenir très précis lors de la session que tu évoques : quelle est la première étape quand on découvre un problème ?

X – C'est vrai que ça m'avait marqué aussi : au lieu de corriger le problème au plus vite, la réponse au sein de Toyota était de trouver un leader pour ce problème.

Moi – On est quand même loin du réflexe classique, celui qui consisterai à corriger la situation au plus vite.

X – C'est dans ces cas-là que je revois mon ancien directeur débarquer dans le bureau et exiger une solution sur le champ : j'imagine qu'il se plait encore dans cette posture du pompier-qui-peut-décider-et-faire-faire.

Moi – Et pour moi c'est une mise en lumière d'une pratique qui était devenue régulière chez nous : mettre un post-it avec son nom, une date et quelques mots décrivant un problème sous le panneau du kaizen d'un salarié. On lui notifie donc que ce problème rentre potentiellement dans son périmètre et qu'il peut revenir à la source au moment opportun.

X – Je comprends encore moins : comment as-tu été surpris par un énoncé si tu le mets déjà en pratique dans ta boîte ?

Moi – Parce que justement je n'avais pas encore fais ce saut conceptuel : avec un slogan comme "trouver un problème, chercher le leader", il devient plus facile de systématiser cette approche dans tous les types de problème qu'on peut rencontrer.

X – As-tu eu d'autres moments similaires lors de cette session ?

Moi – Oui : le "rangement vertical". Parce que si on peut entasser des objets sur une étagère, ils tomberont s'ils ne sont pas accrochés au panneau vertical, indiquant au passage qu'ils ne sont pas à leur place !

X – On est quand même loin de tes bureaux : je n'imagine pas qu'on puisse y trouver un seul de ces panneaux verticaux avec crochets, attaches et autres trous de fixation.

Moi – N'empêche que cette image m'aura marqué, même sans avoir trouvé - jusqu'à présent - comment elle peut s'appliquer à des lignes de code.

X – Dois-je comprendre que tu y cogites encore ? Il y a pourtant un gouffre entre des objets physiques soumis à la gravité et des mots interprétés par un compilateur.

De la gravité et du code

Moi, songeur – C'est marrant que tu parles de gravité : je n'avais pas pris le problème sous cet angle. Que serait au code serait ce que la gravité est aux objets physiques ?

X – Attention, ça peut vite tourner à la question philosophique.

Moi – Sauf que je fais ça en continue : là où certains pensent que "Le Lean n’est ni plus ni moins qu’une démarche d’analyse de la valeur appliquée à grande échelle", sous-entendu que n'importe qui peut la faire et qu'il suffirait de le vouloir, je tente plutôt de comprendre comment de petites bribes de TPS peuvent s'appliquer à mon domaine. Par exemple, dans le développement logiciel : où est le gemba ? qui sont les opérateurs sur la chaîne ? Je te propose deux cadres différents : les opérateurs peuvent être tes développeurs (des humains) ou tes lignes de code (une abstraction).

X – Dans ce premier cas, c'est facile : le gemba c'est le bureau avec le clavier et l'écran. Mais j'anticipe que tu considères aussi les serveurs comme un gemba.

Moi – Bingo ! Et là il y a un monde complet qui s'ouvre. Par exemple le fameux cercle de craie que Taiichi Ohno imposait à ses assistants pour apprendre à regarder : peux-tu passer une heure à regarder un serveur et tenter d'y voir quelque chose ?

X – Tu voudrais me faire rentrer dans la matrice ?

Moi – Bien sûr que non, mais on peut créer des lunettes bien particulières pour comprendre le système de l'intérieur : Simon Wardley explore ces lunettes avec son concept de moldable software. On a ainsi pris de vraies claques en explorant les load dans des boucles : quand tu sais qu'un load fait un appel à la base de données et qu'on découvre un de ces appels dans 5 boucles imbriquées, je te laisse imaginer les dégâts en terme de performance. Et je te laisse divaguer sur ceux qu'apporteront le vibe coding.

Des choix technologiques et des conséquences géo-stratégiques

J'ai longtemps imaginé que No Parking était immunisé d'une bascule géo-politique ou géo-stratégique. Nous vendons des électrons et des bits qui circulent sur un réseau très dense de câbles sous-marins et terrestres.

Perrick Penet, illustré

En 20 ans d'existence, les frayeurs les plus intenses auront été une pelleteuse tranchant la fibre optique à 150 mètres du bureau nous forçant à passer en 4G pendant 6h (le temps qu'un technicien débarque en pleine nuit pour une première réparation de fortune) et l'incendie d'un data-center de notre hébergeur créant des pannes en cascade (par chance, nous n'avions plus de serveur dans ce data-center précis depuis quelques semaines au moment des faits). Il y avait bien eu la crise de 2008 (avec mon premier - et dernier - licenciement économique) mais notre bascule dès 2009 vers un modèle de facturation récurrente nous permettait d'atténuer les effets macro-économiques.

Quand je parlais à des confrères et consoeurs dans d'autres secteurs économiques, les soubresauts de l'actualité semblaient autrement plus impactants : qu'un bateau bloque le canal de Panama et c'était un mois qui devenait déficitaire (vive le e-commerce), qu'une révolte étudiante éclate au Bangladesh et c'était une cargaison bloquée au port puis des pénalités à payer à un client mécontent (vive la grande distribution), que le dollar monte trop haut, trop vite et c'était le résultat même de l'entreprise qui basculait dans le rouge (vive le grand import). Des hauts et des bas qui faisaient parti des joies et des contraintes d'une vie consacrée à développer sa boîte, pour eux et comme pour moi.

Le retour de Donald Trump et de sa clique aux manettes des États-Unis d'Amérique rebat les cartes en profondeur. Quand bien même j'ai suivi l'ascension du 47e POTUS depuis 2016 (grâce aux travaux de Paul Jorion en particulier), quand bien même j'ai arrêté de lire "Zero Hedge" vers 2019 (quand l'influence russe m'y est apparu trop irritante), quand bien même j'ai arrêté d'écouter Lex Fridman courant 2022 (quand je me suis rendu compte que le ratio des politiques populistes explosait et depuis Javier Milei, Donald puis Ivanka Trump, Tulsi Gabbard, Tucker Carlson, Robert F. Kennedy Jr sont passés), quand bien même j'ai quitté Twitter/X à titre privé début 2023 juste après son rachat par Musk (conforté un peu plus tard par les travaux de David Chavalarias), quand bien même j'avais lu des articles sur le Project 2025 dessiné par la Heritage Foundation en 2024, la claque de 2025 est colossale.

Alors que l'accord sur les échanges de données entre les deux rives de l'Atlantique pourrait être remis en cause, les choix que nous avons fait depuis toutes ses années prennent une tout autre allure :

  • ne pas avoir de sous-traitants pour nos services Opentime et Fissa nous permet de continuer à travailler sereinement avec tous nos clients, y compris ceux qui nous ont demandé de signer des annexes liées au RGPD;
  • avoir des serveurs dont nous maitrisons l'OS nous permet de garder la maitrise sur les coûts de déploiement;
  • utiliser des solutions bureautiques en Open Source (Libreoffice, Matrix) nous épargne des hausses de tarif que les empires de la tech (Google et Amazon en particulier) nous préparent sous couvert d'investissements pharaoniques dans l'AI;
  • être éditeur de nos propres outils logiciels en interne nous permet d'appuyer notre mutation Lean et d'être moins perméable aux aléas d'un fétichisme technologique "Move Fast and Break Things".

En explorant en détail les services que nous payons à l'aulne d'une dépendance américaine, nous avons relevé un fournisseur critique : Zoom pour les échanges vidéo. Et pour s'en débarrasser il nous faudra attendre et soutenir Matrix / Element : nous l'avons sélectionné comme support de notre messagerie instantanée interne (en particulier grâce à la facilité de création d'un connecteur vers Opentime pour gérer l'authentification), nous nous languissons désormais que ses échanges vidéo quittent le mode beta.

D'autres partenariats sont plus subtils. Ainsi entre mon départ personnel de Twitter/X et celui de No Parking, il se sera passé plus d'une année... Preuve qu'il n'est pas si facile de se défaire de tous ces petits liens vers l'oiseau bleu, quand bien même on est actif sur un réseau décentralisé, indépendant et interopérable.

Le monde a rattrapé mes croyances. Il est temps de se remonter les manches.