Le jidoka pour créer de la robustesse de l'intérieur

Moi — Est-ce qu'on peut regarder comment tu as corrigé ce ticket ?

X — Facile : dans la version mobile, en bas de la page, il manquait toujours l'historique d'un contact. Et maintenant c'est tout bon : regarde bien, cet historique est bien présent. C'était un problème dans l'API.

Moi — Et peut-on regarder le code qui correspond ?

X — Toujours aussi facile : avec le numéro de ticket, on va vite retrouver le numéro de commit.

Un château de cartes plus grand que son concepteur

X, tapant quelques commandes dans son terminal —Voici le diff avec la version juste avant le commit.

Moi, dubitatif — Et quand tu écoutes ce code, qu'est-ce qu'il te dit ?

X, gêné — Qu'il lui manque son test unitaire.

X — Pourtant on a fait une revue de code avec ma responsable.

Moi — Mais devant moi, tu as directement pointé le problème.

X — Je connais la règle : avec une correction de bug, toujours ajouter un test unitaire. Avec chaque évolution du code en fait, y compris avec une nouvelle fonctionnalité.

Moi — C'est donc que j'ai raté une étape dans la transmission, peut-être avec ta responsable.

X — Ou peut-être qu'on était pressé ce jour-là, je ne m'en souviens plus.

Moi — Reste que le jidoka est un des deux piliers du Lean.

X — Le jido-quoi ?

Moi — C'est le pilier qui préconise de construire la qualité dans le produit, en détectant les anomalies dans le processus.

X — Naïvement, je dirais que c'est précisément ce que nous avons fait en corrigeant le problème, non ? On n'avait pas forcément besoin d'un test test unitaire en plus...

Moi — Sauf qu'en refusant de faire le test unitaire correspondant, tu as bloqué deux choses : d'une part la démonstration que tu avais bien compris la racine du problème (et pas juste les symptômes), et d'autre part la vérification automatique si le problème devait se reproduire plus tard.

X — J'ai quand même une question : est-ce que tu savais qu'il y avait ce problème dans ce commit avant que nous commencions ce gemba ?

Moi — Bien sûr que non, je sais juste d'expérience qu'on finira par trouver un premier problème. Et qu'il mérite toujours qu'on y passe du temps. Les problèmes suivants finiront toujours par remonter un peu plus tard.

X — Alors ce jidoka, recouvre-t-il autre chose que les tests unitaires chez nous ?

Moi — Avec 206864 tests unitaires, c'est sur qu'on ne peut pas les rater : l'effet de masse joue à fond. Mais il y a aussi tous nos tests d'intégrité : est-ce que les fichiers qui doivent être dupliqués sont bien identiques ? est-ce que tous les fichiers de langue contiennent strictement les même chaînes de traduction ?

X — C'est donc pour ça qu'on m'avait demandé un petit script qui puisse identifier les fichiers qui n'ont pas été modifiés depuis 5 années !

Moi — Certainement : ça veut peut-être dire qu'ils sont devenus inutiles. Et dans ce cas, autant les supprimer : c'est toujours ça de surface en moins pour des attaques de cybersécurité.

X — Tu as d'autres exemples ? On ne m'a jamais parlé de ce type de tests dans mon cursus universitaire.

Moi — Voici une anecdote : un client nous appelle parce qu'un champ qu'il a activé sur les utilisateurs n'est pas accessible dans l'export Excel de ces même utilisateurs. On ajoute le champ en question dans l'export Excel, il est content. L'affaire aurait pu en rester là. Sauf qu'on se dit qu'il y a peut-être d'autres champs qui ne sont pas présents dans cet export. On ajoute donc un nouveau test d'intégrité et on découvre qu'il y avait bien 3 autres champs dans le même cas. Personne ne s'était jamais plaint jusqu'à présent. Et désormais si un développeur devait oublier d'ajouter un nouveau champ dans l'export, il recevrait un message d'échec via l'intégration continue. Le processus est devenu beaucoup plus robuste.

L'ordre des mauvaises nouvelles

X — On se calme. On respire.

Moi — Ma réunion vient à peine de se terminer : est-ce que tu sens encore l'électricité dans l'air ?

X — Je peux surtout voir que ta respiration n'est pas aussi tranquille que d'habitude. Que ta décontraction n'est pas là. Et que ta chemise dépasse de ton jean.

Moi — Encore et toujours ce regard...

X — Et on n'arrête jamais d'apprendre : ce n'est pas si souvent que je te vois dans cet état.

Quand les mauvaises nouvelles pleuvent

Moi — Peut-être que je n'ai pas l'habitude des réunions, mais là je n'en pouvais plus : j'ai mis les pieds dans le plat, en créant un malaise bien profond. Un malaise qui s'est à peine dissipé quand l'ordre du jour initialement prévu a repris son cours.

X — Il me semble pourtant que tu étais au dernier Lean Tour à Lille, n'est-ce pas...

Moi, taquin — Je sais que tu sais que je l'ai organisé et même qu'on s'y est croisé.

X — Alors tu te souviens peut-être des leçons de Reynald Debaut-Henocque, il y avait 8.

Moi — Attends voir un peu... Mon préféré si tu n'as pas de problème, alors c'est qu'il y a un problème. Ah oui, et aussi mieux vaut tester quelque chose que ne rien faire.

X — À ce rythme, ça va nous prendre trois plombes...

Moi, hilare — Je me disais bien que je n'avais pas fini de digérer les conséquences des découvertes en neuro-pédagogie présentées par les équipes de Arc.

X, sérieux — Je t'offre donc une séance de rattrapage, il y avait aussi avoir des rêves, des objectifs et des vision, ne jamais être satisfait, connaître sa place, n'abandonnez jamais à mi-chemin et ne pénalisez jamais vos subordonnés.

Moi — Clairement j'en avais oublié plus que la moitié. Mais ça n'en fait toujours que 7.

X — J'espérais que tu te souviennes de la dernière, c'est celle qui m'intéresse aujourd'hui.

Moi — La race des senseïs est quand même pénible : avoir les réponses et ne pas les donner. Ou donner celles qui sont tout juste adjacentes...

X — J'avoue, j'ai regardé la vidéo il n'y a pas si longtemps pour écrire cette liste sur mon calpin : elle est quand même intéressante, dans la veine du Toyota Way.

Moi, soulagé — J'ai retrouvé : bad news first.

X, pompeux — Les mauvaises nouvelles d'abord.

Moi — Tu veux dire que j'aurais dû court-circuiter l'ordre du jour ? Et commencer la réunion par le point litigieux ?

X — Même pas. Le meilleur moment pour planter un arbre, c'était il y a 20 ans. Le deuxième meilleur, c'est tout de suite.

Moi, las — C'est reparti pour un tour.

X, taquin à son tour — Je sais que tu sais que je n'ai pas besoin d'en dire plus et que tu réfléchira tranquillement avant de faire mieux la prochaine fois, et même mieux que moi d'ailleurs : je n'ai pas choisi d'être indépendant pour rien.

Apprendre à entendre Lean

X — C’est sympa de me parler Lean de temps en temps. Et même de m’inviter à des conférences ou à des ateliers épisodiquement. Mais vraiment je n’en peux plus du vocabulaire japonais tout le temps.

Moi — Malheureusement on ne peut pas faire l'impasse : le Lean a été inventé et affiné au Japon, tout au long de son développement industriel, au sein d’une entreprise en particulier, Toyota.

X — N’empêche qu’à chaque conférence ou webinaire, je dois me farcir un nouveau mot sans traduction. J’ai eu droit à kaizen, puis andon, puis jidoka. Pour ceux que j’ai retenus… Je suis certain que j’en ai oublié en route. Ah si, le dernier en date était « Genchi Genbutsu ».

Ce qui sort de la bouche
Ce qui sort de la bouche

Moi — Sans oublier « Hoshin Kanri » ou « Nemawashi ».

X — Arrête, je suis déjà perdu : c’est dommage, je sens pourtant bien qu’il y a des trucs intéressants dans le Lean.

Moi — Je te propose de faire un pas de côté : est-ce que tu sais que presque tous les sodas en grand surface sont « kasher », en particulier aux Etats-Unis ?

X — Quel rapport ?

Moi — Je vais y venir… Nassim Nicholas Taleb appelle ça la tyrannie de la minorité : quand la majorité est indifférente à un sujet, une minorité exigeante peut imposer ses préférences assez facilement à toute une population. Et par ailleurs une minorité trop conciliante se fondera dans la masse, tandis qu’une majorité sensible bloquera toute évolution.

X — Et tu penses que le Lean est une de ces minorités ?

Moi — Pas qu’un peu : dans le monde de l’entreprise, la pensée dominante se transmet à coups d’injonction financière et de court-termisme froid, grâce à des cohortes de détenteurs d’un MBA.

X — Et la question du vocabulaire serait une forme d’intolérance ?

Moi — Complètement assumée.

X — Tu veux dire que vous bloquez l’accès au Lean avec des mots japonais de manière délibérée ?

Moi — « Bloquer » est un peu excessif. C’est surtout un moyen de préserver l’essentiel : les spécificités du Lean. Tiens par exemple, le « Karakuri » : au départ c’est une petite poupée qui bouge toute seule, grâce à la gravité et à des systèmes ingénieux. C’est désormais un axe majeur des efforts de Toyota sur le chemin de sa propre décarbonation : chaque année il y a des compétitions internes avec des voyages au Japon pour les meilleurs. Les connotations d’un mot comme « marionnette » ou « poupée » rendent le concept difficilement abordable en France sans le détour par le mot japonais.

X — Mais pourquoi tout le temps et partout ?

Moi — Tu oublies le fameux « Just-in-Time », inventé par les japonais eux-même parce que ça « sonnait » bien. Puis détourné en pas-de-stock-chez-moi par des consultants, oubliant l’intérêt du stock tampon et négligeant les pertes de compétence.

X — Je sens que je ne vais pas réussir à te faire changer d’avis.

Moi — Tu bosses dans le développement logiciel, est-ce que tu te fais autant de tracas avec les « commits », « mock objects » et autres « pull requests » ?

X — Tu triches : c’est le vocabulaire d’une très large majorité de développeurs à travers le monde.

Moi — N’empêche que si tu veux devenir développeur, tu dois apprendre ces mots-concepts.

X — Tu veux dire qu’il faut accepter de redevenir débutant pour faire du Lean ?

Moi — Cela ne m’étais jamais apparu aussi clairement, mais maintenant que tu le dis, oui ! Trois fois oui même. C'est même l'intérêt principal que j'y trouve.

Pour qui est ce tableau ?

Moi — Excuse-moi de ce contre-temps, j’ai été pris par un coup de fil impromptu.

X — C’est surtout à moi de te remercier : tu n’étais pas obligé de me faire la faveur d’un accueil dans tes bureaux. Et puis je n’ai pas perdu mon temps : comme tu m’en avais donné l’autorisation, je me suis promenée à travers ton obeya.

Moi — C’est vrai qu’il y a de la matière avec des zones pour chaque kaizen, celle pour la Chief Engineer, celle de nos « gembas code » réguliers et mes propres tableaux de pilotage financier.

X — Je te confirme qu’on voit bien que ceux-là vivent : il y a des post-its, des traces de feutre ou de crayon gris.

Moi, curieux — Alors ? Je sens que tu as vu quelque chose qui te chiffonne.

X — Il y a bien cette zone là-bas : vous y avez scotché un tas de captures-écran. Vous avez obtenu une belle grille, plutôt harmonieuse, mais il n’y a aucune trace de vie. D’où ma question : qui la maintient dans ce coma artificiel ? Et plus important encore : pour qui ?

Des tableaux dans le vent
Des tableaux dans le vent

Moi — Je vais répondre à tes questions, mais laisse-moi faire un bref aparté : je suis toujours bluffé quand un sensei passe dans des bureaux et « voit » un truc aussi important et aussi rapidement.

X — En même temps, c’est à ça qu’on s’entraine tous les jours.

Moi — Donc pour revenir à ta question : lors de sa veille régulière, notre responsable communication en profite pour alimenter ce mur de la concurrence avec principalement des captures-écran de leurs sites web. Il nous a beaucoup servi pour affiner son périmètre quand elle est arrivée dans l’équipe. Et il me servait aussi dans mon rôle de Chief Engineer.

X — Et pourquoi ce mur est-il mort alors ?

Moi — Alors qu’elle prenait la mesure de son poste et qu’elle gagnait en confiance et en autonomie dans ses tâches, mon rôle aussi a changé : si je reste bien le gérant de No Parking, la casquette de Chief Engineer pour Opentime s’est déplacée sur la tête d’un autre membre de l’équipe.

X — Et tu l’aurais privé de ce qui te nourrissait !

Moi, espiègle — Vas-y tu peux y aller ! J’ai compris… Et je suis déjà en train de réfléchir comment redonner vie à ce mur depuis 5 minutes.

X, intriguée — Alors !?

Moi — Je sens qu’on va reparler « émotions » avec la Chief Engineer. Cela fait bientôt un an qu’on tourne autour : ce mur de la concurrence nous offre un beau terrain d’exploration pour un prochain gemba. Il devrait au passage changer de propriétaire.

Chercher le respect en équipe

X — Excuse-moi du retard, j’ai eu du mal à me mettre en route ce matin.

Moi — Ce serait facile de t’excuser si tu étais plus souvent à l’heure qu’on s’est fixé. J’ai l’impression que tu décales régulièrement tes arrivées le matin depuis quelques temps.

X — Mais je rattrape toujours le soir ! Je fais bien mes heures.

Moi — Encore heureux, sinon nous aurions eu cette discussion un peu plus tôt.

X — Ce n’est pas très grave alors ?

Moi — On est effectivement d’accord que ce n’est pas une question de temps de présence.

X — Est-ce que je fais mal mon travail ?

Moi — Je te propose de se concentrer sur un autre moment dans une journée : que dirais-tu à un collègue qui arriverait tous les jours avec 10 minutes de retard à la pause café du matin ?

À la recherche d'un reflet dans le miroir

X — Que c’est dommage. Qu’il s’auto-exclut.

Moi — Est-ce que tu peux imaginer qu’il soit obligé de créer ce décalage ? Qu’il ait une réunion fixe avec un client à l’étranger dans le cadre de son projet. Ou qu’il préfère éviter l’un ou l’autre à cause d’une vexation malheureuse ou d’une promotion perdue.

X — Effectivement ça changerait du tout au tout.

Moi — Dans le cadre de la formation Job Relations du TWI, un des ancêtres du TPS, on reçoit souvent une carte : le premier item de cette carte suggère de « recueillir et vérifier les faits pour se faire une opinion ».

X — Il pourrait aussi avoir envie de partir le plus vite possible le soir pour récupérer ses enfants à l’école et donc limiter son temps de pause au maximum, on peut imaginer des tas de scénarios différents…

Moi — Contre-intuitivement l’effort du respect, c’est plutôt d’en donner. Pas de le recevoir. Encore moins de l’exiger. C’est même une des bases d’une relation de confiance et donc d’un boulot de qualité : Toyota appelle ça « Show Respect for People » et c’est bien de la responsabilité du leader.

X — J’avais pourtant saisi une pointe de reproche dans ta question initiale sur mes retards.

Moi — Je n’ai jamais dit que le Lean était facile. Par contre je sais que le Lean est aussi une affaire une coordination entre les gens : savoir qu’on peut compter sur les autres, c’est important. Un exemple parmi d’autres : la personne qui s’occupe du support va récupérer les éventuels problèmes de la nuit en prenant son poste à 9h. Si elle découvre un problème urgent à ce moment-là et qu’il n’y a personne pour le traiter avant 9h30, elle passera potentiellement de longues et douloureuses minutes au téléphone avec le client.

X, d’une traite — En fait j’ai eu un échange déstabilisant avec un ancien camarade de promo : je ne voudrais pas de son job car il est moins intéressant et challengeant mais il a l'air un peu plus flexible que le mien. Et je vois que ça me travaille.

Moi — OK, je sens que la discussion va devenir autrement plus intéressante désormais !