Ensauvager l'apprentissage

X – J'ai été assez surpris par ta présence parmi les auditeurs de la dernière masterclass de l'Institut Lean France. Vu le nombre de posts que tu publies, je pensais plutôt te croiser dans un évènement où tu serais locuteur...

Moi – C'est peut-être flatteur mais je crois surtout que c'est se méprendre sur le rôle de l'apprentissage.

X – Tu veux dire que tu découvres encore des choses précieuses quand tu écoutes d'autres praticiens Lean parler de leurs expériences ?

Moi – Et pas qu'un peu ! J'ai même un souvenir très précis lors de la session que tu évoques : quelle est la première étape quand on découvre un problème ?

X – C'est vrai que ça m'avait marqué aussi : au lieu de corriger le problème au plus vite, la réponse au sein de Toyota était de trouver un leader pour ce problème.

Moi – On est quand même loin du réflexe classique, celui qui consisterai à corriger la situation au plus vite.

X – C'est dans ces cas-là que je revois mon ancien directeur débarquer dans le bureau et exiger une solution sur le champ : j'imagine qu'il se plait encore dans cette posture du pompier-qui-peut-décider-et-faire-faire.

Moi – Et pour moi c'est une mise en lumière d'une pratique qui était devenue régulière chez nous : mettre un post-it avec son nom, une date et quelques mots décrivant un problème sous le panneau du kaizen d'un salarié. On lui notifie donc que ce problème rentre potentiellement dans son périmètre et qu'il peut revenir à la source au moment opportun.

X – Je comprends encore moins : comment as-tu été surpris par un énoncé si tu le mets déjà en pratique dans ta boîte ?

Moi – Parce que justement je n'avais pas encore fais ce saut conceptuel : avec un slogan comme "trouver un problème, chercher le leader", il devient plus facile de systématiser cette approche dans tous les types de problème qu'on peut rencontrer.

X – As-tu eu d'autres moments similaires lors de cette session ?

Moi – Oui : le "rangement vertical". Parce que si on peut entasser des objets sur une étagère, ils tomberont s'ils ne sont pas accrochés au panneau vertical, indiquant au passage qu'ils ne sont pas à leur place !

X – On est quand même loin de tes bureaux : je n'imagine pas qu'on puisse y trouver un seul de ces panneaux verticaux avec crochets, attaches et autres trous de fixation.

Moi – N'empêche que cette image m'aura marqué, même sans avoir trouvé - jusqu'à présent - comment elle peut s'appliquer à des lignes de code.

X – Dois-je comprendre que tu y cogites encore ? Il y a pourtant un gouffre entre des objets physiques soumis à la gravité et des mots interprétés par un compilateur.

Moi, songeur – C'est marrant que tu parles de gravité : je n'avais pas pris le problème sous cet angle. Que serait au code serait ce que la gravité est aux objets physiques ?

X – Attention, ça peut vite tourner à la question philosophique.

Moi – Sauf que je fais ça en continue : là où certains pensent que "Le Lean n’est ni plus ni moins qu’une démarche d’analyse de la valeur appliquée à grande échelle", sous-entendu que n'importe qui peut la faire et qu'il suffirait de le vouloir, je tente plutôt de comprendre comment de petites bribes de TPS peuvent s'appliquer à mon domaine. Par exemple, dans le développement logiciel : où est le gemba ? qui sont les opérateurs sur la chaîne ? Je te propose deux cadres différents : les opérateurs peuvent être tes développeurs (des humains) ou tes lignes de code (une abstraction).

X – Dans ce premier cas, c'est facile : le gemba c'est le bureau avec le clavier et l'écran. Mais j'anticipe que tu considères aussi les serveurs comme un gemba.

Moi – Bingo ! Et là il y a un monde complet qui s'ouvre. Par exemple le fameux cercle de craie que Taiichi Ohno imposait à ses assistants pour apprendre à regarder : peux-tu passer une heure à regarder un serveur et tenter d'y voir quelque chose ?

X – Tu voudrais me faire rentrer dans la matrice ?

Moi – Bien sûr que non, mais on peut créer des lunettes bien particulières pour comprendre le système de l'intérieur : Simon Wardley explore ces lunettes avec son concept de moldable software. On a ainsi pris de vraies claques en explorant les load dans des boucles : quand tu sais qu'un load fait un appel à la base de données et qu'on découvre un de ces appels dans 5 boucles imbriquées, je te laisse imaginer les dégâts en terme de performance. Et je te laisse divaguer sur ceux qu'apporteront le vibe coding.

Des choix technologiques et des conséquences géo-stratégiques

J'ai longtemps imaginé que No Parking était immunisé d'une bascule géo-politique ou géo-stratégique. Nous vendons des électrons et des bits qui circulent sur un réseau très dense de câbles sous-marins et terrestres.

Perrick Penet, illustré

En 20 ans d'existence, les frayeurs les plus intenses auront été une pelleteuse tranchant la fibre optique à 150 mètres du bureau nous forçant à passer en 4G pendant 6h (le temps qu'un technicien débarque en pleine nuit pour une première réparation de fortune) et l'incendie d'un data-center de notre hébergeur créant des pannes en cascade (par chance, nous n'avions plus de serveur dans ce data-center précis depuis quelques semaines au moment des faits). Il y avait bien eu la crise de 2008 (avec mon premier - et dernier - licenciement économique) mais notre bascule dès 2009 vers un modèle de facturation récurrente nous permettait d'atténuer les effets macro-économiques.

Quand je parlais à des confrères et consoeurs dans d'autres secteurs économiques, les soubresauts de l'actualité semblaient autrement plus impactants : qu'un bateau bloque le canal de Panama et c'était un mois qui devenait déficitaire (vive le e-commerce), qu'une révolte étudiante éclate au Bangladesh et c'était une cargaison bloquée au port puis des pénalités à payer à un client mécontent (vive la grande distribution), que le dollar monte trop haut, trop vite et c'était le résultat même de l'entreprise qui basculait dans le rouge (vive le grand import). Des hauts et des bas qui faisaient parti des joies et des contraintes d'une vie consacrée à développer sa boîte, pour eux et comme pour moi.

Le retour de Donald Trump et de sa clique aux manettes des États-Unis d'Amérique rebat les cartes en profondeur. Quand bien même j'ai suivi l'ascension du 47e POTUS depuis 2016 (grâce aux travaux de Paul Jorion en particulier), quand bien même j'ai arrêté de lire "Zero Hedge" vers 2019 (quand l'influence russe m'y est apparu trop irritante), quand bien même j'ai arrêté d'écouter Lex Fridman courant 2022 (quand je me suis rendu compte que le ratio des politiques populistes explosait et depuis Javier Milei, Donald puis Ivanka Trump, Tulsi Gabbard, Tucker Carlson, Robert F. Kennedy Jr sont passés), quand bien même j'ai quitté Twitter/X à titre privé début 2023 juste après son rachat par Musk (conforté un peu plus tard par les travaux de David Chavalarias), quand bien même j'avais lu des articles sur le Project 2025 dessiné par la Heritage Foundation en 2024, la claque de 2025 est colossale.

Alors que l'accord sur les échanges de données entre les deux rives de l'Atlantique pourrait être remis en cause, les choix que nous avons fait depuis toutes ses années prennent une tout autre allure :

  • ne pas avoir de sous-traitants pour nos services Opentime et Fissa nous permet de continuer à travailler sereinement avec tous nos clients, y compris ceux qui nous ont demandé de signer des annexes liées au RGPD;
  • avoir des serveurs dont nous maitrisons l'OS nous permet de garder la maitrise sur les coûts de déploiement;
  • utiliser des solutions bureautiques en Open Source (Libreoffice, Matrix) nous épargne des hausses de tarif que les empires de la tech (Google et Amazon en particulier) nous préparent sous couvert d'investissements pharaoniques dans l'AI;
  • être éditeur de nos propres outils logiciels en interne nous permet d'appuyer notre mutation Lean et d'être moins perméable aux aléas d'un fétichisme technologique "Move Fast and Break Things".

En explorant en détail les services que nous payons à l'aulne d'une dépendance américaine, nous avons relevé un fournisseur critique : Zoom pour les échanges vidéo. Et pour s'en débarrasser il nous faudra attendre et soutenir Matrix / Element : nous l'avons sélectionné comme support de notre messagerie instantanée interne (en particulier grâce à la facilité de création d'un connecteur vers Opentime pour gérer l'authentification), nous nous languissons désormais que ses échanges vidéo quittent le mode beta.

D'autres partenariats sont plus subtils. Ainsi entre mon départ personnel de Twitter/X et celui de No Parking, il se sera passé plus d'une année... Preuve qu'il n'est pas si facile de se défaire de tous ces petits liens vers l'oiseau bleu, quand bien même on est actif sur un réseau décentralisé, indépendant et interopérable.

Le monde a rattrapé mes croyances. Il est temps de se remonter les manches.

Ils sont où tes projets ?

X – C'était vraiment sympa de nous montrer ton obeya mais il y a un truc que je n'ai pas vu : ton management de projet.

Moi – Avant de répondre ta question, un petit aparté : "voir ce qui n'est pas visible" est un des trucs qu'il faut apprendre à faire lors d'une visite de gemba. Donc bravo pour ça.

Moi, après une pause – Ta question me trouble parce que j'ai l'impression que ça fait belle lurette que nous n'affichons plus les "projets" si tu entends par là ces périodes où on applique des recettes connues pour arriver à un but bien précis.

X – Mais pourtant vous êtes éditeurs : vous devez bien avoir une idée des prochaines pistes pour vos logiciels. Je suis étonné de ne pas les voir en gros sur les murs.

Préférér les étoiles
Préférér les étoiles

Moi – En ce moment, sur nos murs d'obeya on met plutôt deux choses en avant : l'impact qu'on vise chez nos clients et les axes de progression qu'on se fixe entre nous.

X – J'ai bien vu ça. Mais rien sur vos projets. Je me demande comment vous les pilotez.

Moi – Je crois que je commence à comprendre ta perplexité : les tâches des uns et des autres - qui constituent probablement le projet dans ton esprit - sont dans nos outils numériques. Chacun peut les dépiler jour à jour. Si un ticket est dans sa pile, c'est qu'il est autonome pour le traiter : je ne me soucie plus de savoir s'il sait le faire ou pas. Et je croise les doigts pour qu'il déclenche l'andon s'il est malheureusement bloqué.

X – Tu veux dire que tu ne suis pas l'avancement des projets en tant que tel ?

Moi – Cela va peut-être te paraître bizarre mais c'est exactement cela. Je tente plutôt de vérifier que chacun apprend des nouvelles choses via son kaizen. Sans pour autant savoir là où il - le kaizen - nous mènera. La boussole du TPS me dit qu'il en sortira quelque chose d'intéressant pour la boîte quoi qu'il arrive. Et tout mon management des équipes est basé là-dessus : que chacun puisse progresser en maîtrise.

X – C'est une sacré confiance que tu confies au Just-in-Time, au Jidoka ou à la satisfaction des clients.

Moi – J'irai même au delà, j'ai beaucoup moins confiance dans un "projet" qui serait fixé dans un cahier des charges 3 ou 6 mois à l'avance, même s'il était signé par un client. C'est une des intuitions que j'ai conservé du monde Agile.

X – Et pourquoi tu ne fais plus d'Agile alors ?

Moi – Parce que j'ai découvert un peu plus tard les kanbans - qui m'ont permis de mettre les sprints à la poubelle. Et que ce petit fil m'a permis de découvrir une sacrée pelote, quand bien même il m'aura fallu 8 ans pour avoir l'idée de tirer sur ce fil !

X – Tu veux dire que ça n'a pas été prémédité ?

Moi, goguenard – Pas du tout, cela n'a jamais été un "projet".

Offrir des cases aux problèmes

X – C'est fou : ta remarque d'hier m'a complètement débloquée.

Moi – Et c'était quoi cette remarque ? Je t'avoue que je ne m'en souviens plus précisément...

X – Qu'il fallait que j'affiche sur le mur le tableau complet des campagnes de mailing.

Moi – Ah oui, je m'en souviens maintenant. Et alors qu'est-ce que tu as compris ?

X – J'ai effectivement fait ce planning complet comme tu me l'avais suggéré. Un beau tableau avec sur un axe toutes les campagnes en cours et sur l'autre les différentes étapes. Et je me suis rendu compte que je m'auto-bloquais sur certaines tâches !

Moi – J'ai du mal à comprendre, qu'est-ce que tu veux dire par "auto-bloquer" ?

Quand la cible n'est pas à la bonne taille
Quand la cible n'est pas à la bonne taille

X – Pardon, je reprends depuis le début. Chaque campagne passe par plusieurs étapes, comme la constitution des fichiers, la préparation de la page d'atterrissage ou le pré-remplissage du compte de démo. Certaines tâches sont de mon ressort, d'autres ont besoin que je me coordonne avec un autre membre de l'équipe. Et bien sûr comme on essaie de sortir une campagne par semaine - le fameux takt - et qu'une campagne a besoin de plusieurs semaines de préparation, il y a des tâches dans tous les sens.

Moi – Et "l'auto-blocage" alors ?

X – Pour garder de la souplesse, je ne distribue les tâches qu'au fur et à mesure aux uns et aux autres. J'ai déjà eu le cas d'un développeur malade pendant une semaine : comme sa tâche n'était pas prioritaire, ma campagne avait pris trois semaines de retard. À posteriori, on s'était rendu compte que quelqu'un d'autre aurait pu la faire à sa place... Bref, j'essaie de faire du juste-à-temps désormais.

Moi – Je ne comprends toujours pas cet "auto-blocage" ?

X – J'y viens : à être trop concentrée sur les tâches des autres, j'en ai oublié les miennes. Et de faire ce tableau récapitulatif, je me suis rendu compte qu'il y avait des campagnes zombie : ni réellement actives, ni vraiment stoppées, simplement dans les limbes. Plus ou moins loin d'être prêtes, elles n'attendaient qu'une tâche de ma part. Ou pire encore qu'une validation ou même un simple aiguillage vers quelqu'un d'autre.

Moi – Ah je vois...

X – Tu ne pense pas si bien dire : rien qu'en écrivant sur la feuille, toute cette absurdité m'a sauté à la figure.

Moi – La puissance du management visuel : c'est quand même un cadre très fort.

X – Cela me fait penser à mon cousin : avec ses potes motards, ils blaguaient toujours en disant que de toute façon, la moto ne va que là où on regarde, comme s'ils ne la pilotaient pas avec leurs corps, leurs bras ou leurs mains. J'ai l'impression aujourd'hui que ce n'était pas qu'une boutade en l'air, que c'était un véritable mantra entre eux.

Moi – Je ne fais pas non plus de moto, mais je vois bien le rapprochement avec ce qu'on fait en Lean : le management visuel cherche à montrer les problèmes, pour s'assurer qu'on travaille sur les bons. Parce que nous, on veut supprimer les problèmes, pas simplement les contourner : on prend le temps de faire mieux, de supprimer les obstacles sur la route.

X, enthousiaste – Clairement ! Rien que ce petit tableau me donne une chouette perspective pour les prochains jours : on devrait sortir de l'ornière plusieurs campagnes assez rapidement.

Moi, réjoui – Et maintenant que tu as une vision plus claire de l'état de chaque campagne, quel sera le prochain problème à traiter ?

X – Comment veux-tu que je le sache ? J'ai quand même du pain sur la planche avec celui que je viens de lever.

Moi – Regarde ton tableau, où se cachent les problèmes ?

X – Je te le répète, nulle part pour l'instant : je dois simplement remplir les dates à l'intersection des étapes et des campagnes; et ça roulera.

Moi – Et donc, où seront les problèmes ?

X, interloquée – Je crois que je commence à comprendre : sur mon tableau, il manque l'espace ou la case pour écrire les problèmes au fur et à mesure... pour avoir envie qu'ils apparaissent et pour enfin les voir !

Quand un canard en plastique regarde le gemba

Moi — C'était sympa de faire un gemba chez nous hier.

X — Oh tu sais, je n'ai pas fait grand chose : juste pointer là où je comprenais des trucs et là où je ne captais pas grand chose.

Moi — N'empêche que tu as appuyé là où ça faisait mal. La fin de l'année est un des moments où je me pose des tas de questions pour ré-orienter les équipes. J'avais commencé par supprimer un certain nombre de zones au coeur de notre obeya, sans pour autant les remplacer : je m'en suis mordu les doigts en imaginant mes propres équipes attendre la suite, un peu perplexe de ce vide.

Un canard en grande discussion avec un monsieur en cravate

X — J'ai quand même eu l'impression de faire du "rubber duck gemba walk", comme on ferait du "rubber duck debugging" sur du code bien poilu. En te voyant articuler tes problématiques à l'oral - et presque au pied levé - je voyais bien que ça cogitait là-dessous. Et c'est tout l'attrait de ces gemba walks improvisés quand la confiance est pré-existante : même quand je découvre un environnement entièrement nouveau, les lunettes Lean révèlent des trucs intéressants, quand bien même ils m'échappent ! C'est puissant et troublant à la fois.

Moi — Tu ne penses pas si bien dire : ça m'a juste botté les fesses. Je tournais autour du pot depuis de trop longues semaines.

X — Alors ça donne quoi ?

Moi — Remettre des étoiles du nord en haut de nos murs : "50 clients en plus" d'une part et "10 clients qui nous adorent" d'autre part.

X — Je distingue déjà des efforts qui doivent guider tes équipes sur du Just-in-Time pour la première et du Jidoka pour la seconde. Je me trompe ?

Moi — Même pas ! On revient toujours au basique... C'est d'ailleurs ce que je retiens de ton passage d'hier : il y a tellement de techniques dans le Lean qu'il est très facile de se fourvoyer dans les outils. Alors même que la stratégie peut être très simple : il suffit souvent de commencer par aller chercher les problèmes des clients. Puis d'y faire face !