Par où je commence ?

X – Ça fait maintenant un ou deux ans que je lis régulièrement tes billets sur le Lean. J'ai l'impression que ça pourrait répondre à des questions que je me pose...

Moi – Je suis touché : ce n'est pas si souvent que j'ai un retour sur ces billets de blog plus ou moins réguliers.

X – Je me pose donc la question de m'y mettre. Comment faire ? Est-ce que tu aurais un tuyau ?

Personnage dubitatif sur la marche à suivre
Personnage dubitatif sur la marche à suivre

Moi – Si tu m'avais posé la question il y a quinze jours, je t'aurais répondu Le Goldmine : l'histoire romancée d'une transformation Lean dans une usine. Mais depuis la publication de Réussir ses décisions stratégiques, j'ai le sentiment que ce petit opus de Michael Ballé, Godefroy Beauvallet et Sandrine Olivencia serait une porte d'entrée plus adaptée.

X – C'est justement celui que j'ai lu sur ma kindle après avoir vu passer un billet sur ton blog.

Moi – Alors c'est génial, tu as déjà commencé. Maintenant il faut simplement avancer et tenir bon... Le sérieux et la ténacité sont des vertus cardinales quand on se lance dans le Lean.

X – Bien sûr je comprends tout ça, je me familiarise d'ailleurs tout doucement avec les concepts mais j'aurais besoin d'un truc plus terre à terre.

Moi – S'il te faut plus de terrain, je peux te suggérer de faire un peu de genchi genbutsu avec tes équipe. Le Gemba code en est une des formes possibles : on part d'un bug - chez nous une notice ou un warning détecté par les serveurs de production - et on explore en binôme les causes, puis on fait la correction qui s'impose avant de noter sur un A4 ce qu'on a appris au passage. Cela me prend une heure par semaine, à tour de rôle avec chaque développeur.

X – Et tu arrives à maintenir le rythme ?

Moi – Pas toujours, il y a effectivement des congés ou des déplacements qui contraignent mon agenda. Mais si je ne peux pas tenir la cadence alors je m'assure qu'un autre développeur prendra la relève. Sur les 25 dernières semaines, le Gemba code a eu lieu 24 fois. C'est Noël qui a fait déraillé cette routine la dernière fois...

X – Sauf que moi, je ne suis pas développeur : comment voudrais-tu que je comprenne ce que mes équipes font derrière leur écran ? Surtout qu'on s'appuie sur une brique externe, une véritable boîte noire sur laquelle nous n'avons pas la main. Bref on a un contexte technique moins évident que celui dont vous bénéficiez avec Opentime.

Moi – Et tu as essayé de contacter directement des senseïs ? Nous avons de la chance d'en avoir sur la région... Même plus besoin d'aller en chercher à Paris !

X – J'ai bien peur que ça fasse un sacré budget quand même. On n'est pas encore un grand groupe avec ses armées de consultants.

Moi – Mais au fait, vous êtes combien désormais ? La dernière fois qu'on avait papoté ensemble, vous veniez de passer pour la première fois la barre des 10 salariés.

X – C'est vrai qu'on a fait un bout de chemin depuis cette époque. On est désormais une vingtaine, c'est quand même une belle croissance.

Moi – Ah je comprends mieux : tu n'as pas encore besoin du Lean. C'est une piste que tu peux garder au chaud dans un coin de ta tête. Pour l'instant tu peux juste attendre d'avoir des vrais problèmes. Et si tu as envie de t'en sortir à ce moment-là, on pourra en reparler.

Apprendre à entendre Lean

X — C’est sympa de me parler Lean de temps en temps. Et même de m’inviter à des conférences ou à des ateliers épisodiquement. Mais vraiment je n’en peux plus du vocabulaire japonais tout le temps.

Moi — Malheureusement on ne peut pas faire l'impasse : le Lean a été inventé et affiné au Japon, tout au long de son développement industriel, au sein d’une entreprise en particulier, Toyota.

X — N’empêche qu’à chaque conférence ou webinaire, je dois me farcir un nouveau mot sans traduction. J’ai eu droit à kaizen, puis andon, puis jidoka. Pour ceux que j’ai retenus… Je suis certain que j’en ai oublié en route. Ah si, le dernier en date était « Genchi Genbutsu ».

Ce qui sort de la bouche
Ce qui sort de la bouche

Moi — Sans oublier « Hoshin Kanri » ou « Nemawashi ».

X — Arrête, je suis déjà perdu : c’est dommage, je sens pourtant bien qu’il y a des trucs intéressants dans le Lean.

Moi — Je te propose de faire un pas de côté : est-ce que tu sais que presque tous les sodas en grand surface sont « kasher », en particulier aux Etats-Unis ?

X — Quel rapport ?

Moi — Je vais y venir… Nassim Nicholas Taleb appelle ça la tyrannie de la minorité : quand la majorité est indifférente à un sujet, une minorité exigeante peut imposer ses préférences assez facilement à toute une population. Et par ailleurs une minorité trop conciliante se fondera dans la masse, tandis qu’une majorité sensible bloquera toute évolution.

X — Et tu penses que le Lean est une de ces minorités ?

Moi — Pas qu’un peu : dans le monde de l’entreprise, la pensée dominante se transmet à coups d’injonction financière et de court-termisme froid, grâce à des cohortes de détenteurs d’un MBA.

X — Et la question du vocabulaire serait une forme d’intolérance ?

Moi — Complètement assumée.

X — Tu veux dire que vous bloquez l’accès au Lean avec des mots japonais de manière délibérée ?

Moi — « Bloquer » est un peu excessif. C’est surtout un moyen de préserver l’essentiel : les spécificités du Lean. Tiens par exemple, le « Karakuri » : au départ c’est une petite poupée qui bouge toute seule, grâce à la gravité et à des systèmes ingénieux. C’est désormais un axe majeur des efforts de Toyota sur le chemin de sa propre décarbonation : chaque année il y a des compétitions internes avec des voyages au Japon pour les meilleurs. Les connotations d’un mot comme « marionnette » ou « poupée » rendent le concept difficilement abordable en France sans le détour par le mot japonais.

X — Mais pourquoi tout le temps et partout ?

Moi — Tu oublies le fameux « Just-in-Time », inventé par les japonais eux-même parce que ça « sonnait » bien. Puis détourné en pas-de-stock-chez-moi par des consultants, oubliant l’intérêt du stock tampon et négligeant les pertes de compétence.

X — Je sens que je ne vais pas réussir à te faire changer d’avis.

Moi — Tu bosses dans le développement logiciel, est-ce que tu te fais autant de tracas avec les « commits », « mock objects » et autres « pull requests » ?

X — Tu triches : c’est le vocabulaire d’une très large majorité de développeurs à travers le monde.

Moi — N’empêche que si tu veux devenir développeur, tu dois apprendre ces mots-concepts.

X — Tu veux dire qu’il faut accepter de redevenir débutant pour faire du Lean ?

Moi — Cela ne m’étais jamais apparu aussi clairement, mais maintenant que tu le dis, oui ! Trois fois oui même. C'est même l'intérêt principal que j'y trouve.

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