X — J’ai l’impression que les praticiens Lean n’aiment pas trop les plans d’action. C’est pourtant le b-à-ba de la stratégie : d’abord définir les objectifs puis appliquer les bonnes pratiques pour y arriver.
Moi — Parce que tu crois qu’on peut « y arriver » ?
X — Si les objectifs sont clairs, heureusement qu’on peut imaginer « y arriver » ! Sinon on ne fait rien.
Moi — Les objectifs de la maison Toyota aussi sont très clairs : satisfaire chaque client à travers les prismes « sécurité, qualité, délai & coût ». Et pourtant on est bien d’accord qu’ils sont hors d’atteinte.
X — À ce niveau-là, c’est clair : on sait tous que le « zéro défaut » n’est qu’une chimère inaccessible.
Moi — On sait aussi que c’est un challenge qu’on ne peut pas ignorer : aucun client ne souhaite un produit ou un service qui se dégraderait. Il n’y a que les financiers à courte vue pour y voir un quelconque intérêt.
X — Et pourtant ne dit-on pas « move fast and break things » dans la tech ?
Moi — C’est surtout la stratégie des fonds d’investissement, prêts à sacrifier 99% des boîtes de leur portfolio pour qu’un projet cartonne et débouche sur des rendements stratosphériques, propres à effacer toutes les pertes.
X — Mais ça marche !
Moi — Au prix d’un hasard optimiste et d’un incroyable gaspillage quand même.
X — J’imagine que tu penses la même chose des « transformations » dans les grands groupes.
Moi — Tu parles de ces plans à 18 mois ou 3 ans, pour arriver à X% de salariés en moins et Y% de CA grâce à des formules dans un tableur Excel et de jolies transitions sur une présentation en format paysage ?
X — Je sens surtout poindre une caricature de quelqu’un qui ne les a pas vécu de l’intérieur : on parle de monstres organisationnelles de plusieurs milliers de personnes, compliqués à manoeuvrer et longs à la détente. Si tu n’as pas un plan précis en tête, tu vas te casser les dents.
Moi — Fondamentalement, le Lean prend le contre-pied total : il cherche à créer et à entretenir le mouvement. Pas à atteindre un état idéal, fixe et stable, encore moins par une grande transformation big-bang. Le pari fondamental qu’il fait est double. D’abord qu’on ne peut pas maitriser l’univers extérieur. Par exemple, et sauf avantage indu, il y a un prix de marché pour tous les achats, valables pour tous les concurrents : il faut faire avec. Et ensuite qu’il faut de la stabilité interne pour répondre à ces changements externes.
X — On n’est pas si loin du « moat », ce fossé infranchissable qui protégera l’entreprise des aléas et de la concurrence : ne s’agit-il pas du graal pour n’importe quel business ?
Moi — Au prix d’être totalement submergé le jour où la digue cède…
X — Mais n’est-ce pas la même contradiction quand tu évoques une quête de stabilité dans un monde volatil ?
Moi — Les plus belles boîtes Lean que j’ai eu l’occasion de visiter avaient toutes un point commun : si tu y retournes un mois plus tard, il y a déjà des choses qui ont changé. L’esprit Kaizen est visible : on cherche à améliorer le travail (à la fois les produits et les outils de production) en permanence, par petites touches réfléchies. Et je peux te garantir que c’est loin du plan d’action. Quand tu le pratiques, ça devient même assez fun : pouvoir suivre ses intuitions avec une bonne boussole, c’est assez exaltant. Et les outils du Lean te fournissent cette boussole, à la fois précise et radicale. Reste à apprendre à la lire.