5 façons ordinaires de perdre l'intelligence des salarié·e·s

Si la promesse de la fin de réunions absurdes sur Zoom commence à poindre le bout de son nez, d'autres pratiques inhibitrices d'intelligence existent au travail : la philosophe Peggy Avez nous invite à en explorer quelques unes. À méditer avant de reprendre le chemin du bureau...


Si l'on cherche à améliorer la vitalité d'une structure collective quelle qu'elle soit, on a intérêt à se poser une question radicale : comment cesser de gâcher l'intelligence des personnes impliquées ? Chacun·e a pu en faire l'expérience : lorsque vous sentez votre intelligence brimée, sous-évaluée, méprisée, vous souffrez et cherchez à vous retirer. Au niveau international, on évoque la fuite des cerveaux. Mais à une moindre échelle, ce mécanisme s'observe de bien des façons. Quelles sont ces pratiques ordinaires qui génèrent tant de souffrance chez les salarié·e·s et de pertes pour les organisations ?

Ce questionnement se heurte à de nombreux tabous. Mais ici comme ailleurs, oser penser l'impensé de nos pratiques sociales permet d'identifier des biais... et de nous en libérer peu à peu.

Travailleurs intellectuels
Travailleurs intellectuels au début du XXe siècle

Voici, succinctement présentés, 5 inhibiteurs sociaux d'intelligence.

1. Le biais hiérarchique

Un préjugé qui structure nos perceptions (et nous aveugle !) veut que la supériorité d'un statut social indique la supériorité d'une parole. Dans un groupe donné, celui qui incarne l'idéal dominant par son diplôme, son genre, sa couleur de peau, son milieu social, a davantage raison que celui qui l'incarne moins.

Dans notre système de croyances, il faut ménager la susceptibilité de celui ou celle qui commande et se retenir de lui opposer des idées pertinentes. Ce n'est pas tant le désaccord qui pose problème, que la mise un mal d'un tabou social : il faut se comporter comme si le chef était plus intelligent que les personnes qui lui sont d'une façon ou d'une autre subordonnées. En d'autres termes, la dissymétrie socio-économique devrait nécessairement être soutenue par une dissymétrie intellectuelle, ce qui n'est bien sûr pas le cas. Il faut donc jouer le jeu de ce fantasme.

Chacun·e va ainsi réprimer sa parole et son intelligence pour se conformer à l'ordre hiérarchique. La femme de ménage gardera pour elle une judicieuse observation, parce qu'elle sait par expérience qu'elle sera mal accueillie. Idem pour les stagiaires, comme les secrétaires et toutes les personnes prises dans des relations qui les considèrent comme des subalternes.

Dès l'enfance, nous apprenons à ne pas nous montrer plus intelligent·e·s que les personnes exerçant l'autorité. Le respect envers l'autorité doit se manifester par l'écrasement de sa propre intelligence. Parents et professeurs n'admettent pas que les jeunes puissent avoir des idées plus pertinentes que les leurs. Cette dissymétrie les encourage donc à répéter leurs convictions sans les penser plus loin. On apprend en famille et à l'école ce qu'il faudra rejouer dans la vie professionnelle : renoncer à exercer son intelligence parce qu'on incarne déjà soit l'autorité, soit le/la subalterne.

La hiérarchie n'est donc pas seulement un mode d'organisation abstraite des fonctions. Elle structure la façon dont nous nous comportons les un·e·s avec les autres. Cette « mise en scène de la vie ordinaire » pour reprendre le titre du sociologue américain Erving Goffman - qui a beaucoup apporté sur ce sujet - nous apprend à nous conformer aux postures attendues par les normes sociales.

Lorsque vous devenez tout à fait conscient·e de ces jeux de rôles, vous percevez la perte qu'ils engendrent et l'importance de les désamorcer. Cela vous conduira à accorder de l'importance à des voix et des personnes que vous sous-estimiez.

2. Le fonctionnement bureaucratique

Un aspect dominant de la culture industrielle est son idéalisation des process. Qu'une certaine division du travail puisse être profitable à l'ensemble de la société n'est pas une idée nouvelle. Déjà Platon la présentait dans sa République. Émile Dürkheim souligne aussi le renforcement du lien social par ce mode d'organisation du travail. Mais là où une certaine division du travail peut soutenir une cohésion organique de la société, l'hyperfragmentation des process produit quant à elle un fonctionnement bureaucratique défavorable à la vitalité du corps social.

Dans cette approche, il ne s'agit pas de coordonner différents métiers, mais de réduire au maximum la part de réflexion des agents. Les personnes doivent perdre le moins de temps possible à penser leurs gestes, que ce soit avant ou après les avoir effectués. Ces mêmes gestes sont pensés par d'autres qu'eux qui occupent un statut hiérarchique supérieur (voir point précédent) : chef·fe·s, expert·e·s, consultant·e·s, etc.

On a l'habitude de considérer l'optimisation du travail sous ce prisme, qui dissocie les petites mains des esprits qui les commandent. Cette approche bureaucratique peut bien favoriser la docilité, mais non la qualité du résultat à long terme.

Si l'on souhaitait plus d'engagement durable des personnes, moins d'épuisement, et si l'on souhaite accroître notre compréhension du travail qu'elles accomplissent, il faut solliciter leur implication intellectuelle au lieu de l'externaliser.

On doit à Hegel d'avoir mis en avant la fonction du travail pour l'humain : travailler n'est pas exécuter une tâche, mais manifester son esprit par son activité. En d'autres termes, le travail effectué laisse dans le monde l'empreinte qu'on a d'abord imaginée dans notre esprit. Avant même d'avoir besoin de reconnaissance par autrui, on a besoin de se reconnaître soi-même dans la façon dont on transforme de la matière. Et travailler, d'une façon ou d'une autre, c'est apporter des transformations dans le monde.

Le plaisir de faire des ricochets est du même ordre selon Hegel : il s'agit d'observer les effets dans le monde d'un geste qu'on a initié, d'abord mentalement. Marx, élève de Hegel, développera de près cette idée : là où l'araignée exécute ce que son instinct lui commande, l'humain accomplit ce qu'il imagine d'abord. Son travail matérialise son intelligence. Priver les personnes de cet aspect de leur travail en les réduisant à des rouages, c'est les déshumaniser ou, pour reprendre un terme de Marx, les aliéner.

Dans une organisation du travail respectueuse des êtres humains, les personnes sont les mieux placées pour penser ce qu'elles font : avant, pendant et après. C'est donc leur réflexion et leur parole qu'il faut solliciter.

3. La répression de l'intelligence individuelle au nom de l'intelligence collective

La coutume actuelle est d'encourager l'intelligence dans une entreprise par des ateliers dits d'intelligence collective. On a donc bien pris conscience que nos modes d'organisation verticale ne tiraient pas assez profit des idées des salarié·e·s. Mais on a pallié ce problème en le déplaçant : désormais, au nom de l'horizontalité, il faut endurer des heures d'ateliers formatés où les questions, les exercices, le lexique et les options à disposition sont configurés par des animateur·rices.

De la sorte, on continue d'empêcher ce qui pourtant conditionne l'exercice de l'intelligence : l'indépendance d'esprit et, par là, la possibilité individuelle de formuler des problèmes et des options de façon divergente, en interrogeant les présupposés de la question imposée.

La verticalité se poursuit donc. Les personnes qui pourraient apporter le plus par leur indépendance d'esprit sont celles qui souffrent davantage de ces dispositifs : d'une part, parce qu'elles sont conscientes de la perte intellectuelle et économique que cela représente, d'autre part parce qu'elles doivent s'auto-réprimer durant plusieurs heures pour s'adapter à la norme collective.

Si l'on peut évidemment identifier l'intérêt socialisant de certains espace-temps collectifs, ceux-ci supposent aussi souvent une forme de répression de l'intelligence. Les observations de Gustave Le Bon dans sa Psychologie des foules, prolongées plus tard par Freud, soulèvent des difficultés mais elles développent ce que nous avons pu observer à nos dépens : l'esprit de groupe favorise plus facilement le conformisme et l'irresponsabilité, que l'intelligence et l'autonomie.

Plus récemment, des travaux de psychologie sociale ont montré le rôle crucial exercé par celle ou celui qui, dans un groupe, élève le premier / la première une voix critique. Aussi longtemps qu'une voix divergente est tue, le groupe obéit aux normes, même injustes.

Pour solliciter et encourager l'intelligence des salarié·e·s, il faut donc les inviter individuellement à exprimer leurs pensées les plus singulières, en les libérant de diverses façons de l'influence du groupe. Ce sera là le meilleur moyen de les impliquer et d'apprendre d'elles.

4. Le souci d'occuper

Dans l'organisation traditionnelle du travail, une même peur est à la racine de nombreux dispositifs contre-productifs : la peur de payer à ne rien faire. Il faut donc contrôler non seulement le nombre d'heures, mais leur remplissage. Et de fil en aiguille, d'année en année, on ajoute des pratiques à d'autres pratiques sans questionner leur fonction. La « rationalisation » du travail signifie souvent une réduction des ressources, mais non une réduction des tâches. Parfois même, la réduction des emplois s'accompagnent d'un accroissement des tâches bureaucratiques. Cela n'est pas si contradictoire qu'il n'y paraît : la volonté de contrôler les personnes en les occupant conduit à augmenter les tâches inutiles.

Ce besoin d'occuper les salarié·e·s pour apaiser la peur des dirigeant·e·s est un inhibiteur d'intelligence majeur. Pourquoi ? Parce que notre psyche est ainsi faite qu'exécuter des tâches inutiles génère une insatisfaction qui peut devenir douloureuse à la longue. L'absurde est source d'insatisfaction. Pour se protéger au mieux de cette insatisfaction, les individus développent des défenses psychiques et se désintéressent de leur travail. Lorsqu'on doit faire quelque chose que l'on sait absurde, on se retire mentalement de l'action physiquement accomplie, et cela a un coût psychique.

Un moyen facile de contrecarrer cette pratique inhibitrice d'intelligence est de réduire les tâches sans supprimer les emplois. En éliminant intelligemment les tâches inutiles sans diminuer les ressources, on peut réduire le temps travaillé et augmenter les salaires. Un dispositif où chaque personne impliquée gagne à être intelligent·e gagne en vitalité et conserve ses ressources les plus précieuses : les personnes.

Ce 4ème point nous conduit donc au suivant...

5. La sous-valorisation salariale

Tout travail mérite salaire. Mais inconsciemment, le salaire annoncé ne détermine pas tant l'action que le degré d'implication intellectuelle que la personne y engagera. À bas prix, elle remplira le contrat de la façon la plus minimale. À prix élevé, elle y mettra tout son esprit et elle le fera d'autant plus facilement qu'elle éprouve de la satisfaction d'être économiquement reconnue. Incidemment, la survalorisation salariale (eu égard aux pratiques de sous-valorisation) est une manière judicieuse d'encourager les employé·e·s à accroître leur implication. A fortiori si l'on explicite qu'on fait appel à leur indépendance d'esprit.

On objectera qu'il n'y a qu'une façon de respecter un cahier des charges précis. Mais l'expérience prouve le contraire : le geste poursuivi jusqu'à sa fin avec le plus d'attention n'est pas semblable à sa version minimale. On peut jouer une partition de multiples façons et l'habileté même ne suffit pas à déterminer le geste : l'ardeur intellectuelle de la personne change tout.

D'une certaine façon, la vitalité d'une structure collective repose sur la capacité qu'y développent les personnes à penser et faire autre chose que ce qu'on attendait d'elles. Cela devrait définir au sens propre une culture d'entreprise, c'est-à-dire un patchwork original tissé par la libre intelligence de chacun·e.

Ce que les études ne montrent pas

Nous continuons avec la philosophe Peggy Avez une réflexion intitulée travailler autrement, perspectives philosophiques. Aujourd'hui une exploration de l'écart entre les statistiques et le réel : un éclairage philosophique du Genchi Genbutsu, un des premiers principes du Lean.


Citer une étude pour en inférer une règle ou un conseil pratique : voilà une technique d'accroche des plus efficaces sur le web. Les médias d'entreprise sont tout particulièrement adeptes de la rhétorique de type : « selon une étude X, il est prouvé qu'on a plus de chances d'obtenir Y si on est/fait Z ».

Pourquoi les statistiques nous séduisent-elles autant, alors que nous connaissons leur caractère approximatif ? Qu'attendons-nous de ces lectures ? Et surtout, en quoi peuvent-elles biaiser nos comportements en nous détournant de la réalité ?

Touch, from the 'Strand' Library. no. 1-10, British Museum
Regarder du doigt ou par les statistiques

Dans cet article, je vous invite à interroger notre passion pour les études statistiques (ou ce qui s'en réclame) et à revaloriser des sources d'information primordiales dans nos vies : l'action et l'interaction.

Notre désir de prédire l'imprédictible

On y voit déjà plus clair lorsqu'on identifie les sujets pour lesquels nous cherchons l'appui des statistiques : ils concernent les comportements humains. Nous espérons que les études statistiques nous donneront des indications sur les actions à entreprendre pour obtenir tel ou tel résultat. Or, dans ce domaine, nous ne disposons que de probabilités. Pourquoi ? Parce qu'il en va de la liberté humaine. On peut bien observer des récurrences en comparant des actions et leurs effets. On peut aussi y détecter des normes sociales. Il n'en demeure pas moins que les actions humaines, parce qu'elles expriment une part irréductible de notre liberté, procèdent de ce qu'Aristote appelait les futurs contingents. Il entendait par là les événements imprévisibles, qui font intervenir la volonté humaine.

Pour Aristote, il n'y a de science que du nécessaire. En d'autres termes, seuls les événements nécessaires (ce qui se produit pour tous les cas et en tout temps) peuvent être scientifiquement connus et par là donner lieu à des prévisions. En revanche, il n'y a pas de science des futurs contingents : nous ne pouvons émettre à leur sujet que des probabilités.

Par ailleurs, du point de vue scientifique, une étude ne vaut que si elle est falsifiable, pour reprendre la thèse de l'épistémologue Karl Popper. Cela signifie qu'une hypothèse n'est scientifique que si l'on peut imaginer l'invalider par une autre expérimentation empirique. A contrario, une théorie ne peut avoir de validité scientifique si elle ne peut être invalidée. C'est un critère qui permet à Popper de distinguer la science de la religion (ou encore de la psychanalyse). Il me semble que cela permet d'évaluer aussi la non-scientificité des études statistiques dans lesquels nous cherchons des indications pratiques : leurs probabilités ne sont pas falsifiables puisque ce ne sont que des probabilités. En science, on sait qu'une bonne étude sert surtout à ouvrir la voie qui permettra de l'invalider.

Tout ceci, nous ne l'ignorons pas vraiment. Mais nous voulons nous rassurer. Notre peur de l'erreur nous conduit à rechercher les stratégies les plus probables et à leur accorder une certaine foi. Notre peur de l'erreur nourrit notre désir de croire et de faire comme si la proportion la plus élevée était la totalité des cas possibles. Nous supposons que nous aurons plus de chances d'obtenir un résultat similaire, en nous comportant comme la plupart des personnes ayant obtenu ce résultat. Bref, nous sous-estimons voire oublions subrepticement la proportion inférieure des cas, qui n'est pourtant jamais négligeable.

Le pouvoir de séduction des études statistiques mentionnées dans les articles de management ou de développement personnel repose donc sur notre goût pour les stratégies, propre à notre culture. Nous aimons penser en termes de stratégie l'articulation des actions (moyens) et des résultats (fins), quitte à occulter la part de liberté qui fait d'une action un miracle, pour reprendre le mot d'Hannah Arendt.

S'instruire par l'action et l'interaction

Ici comme dans d'autres domaines, les croyances ne nous rassurent qu'en détournant notre attention de l'incertitude et du risque qui font la réalité humaine. Bien sûr, l'action engage nécessairement la foi de celle/celui qui agit.. Le scepticisme le plus radical conduirait à l'inaction, comme l'objectait Aristote aux philosophes sceptiques de son temps. Il faut y croire suffisamment pour agir réellement. Mais en focalisant notre attention sur les conseils, principes, règles, stratégies qui s'appuient sur des probabilités statistiques, on en vient souvent à se priver des informations qui seraient réellement utiles pour agir : celles que l'on trouve dans le réalité observable par nous-même.

Sur quoi concentreriez-vous votre attention si vous ne la tourniez pas vers des conseils probabilistes ?

l'action, envisagée comme expérimentation ;

l'interaction, envisagée comme ouverture à la singularité du vécu de l'autre (collaborateur·rice, salarié·e, client·e...).

En agissant d'une certaine façon, vous vous instruisez auprès du réel lui-même. On a coutume désormais de dire que l'on apprend de ses erreurs. Mais il n'est pas certain qu'on puisse tirer des leçons ! Puisque, là encore, l'incertitude, l'irrégularité ou encore le miracle sont le terreau de nos pratiques. En revanche, chaque action nous permet de découvrir l'effet qui en adviendra, dans les circonstances multifactorielles qui lui sont propres.

Descartes distinguait utilement le plan du théorique et du pratique. Sur le plan théorique, il faut rejeter comme faux tout ce qui est incertain. Mais sur le plan pratique, il faut avancer sans attendre d'être certain·e. Si l'on ignore quel chemin nous permettra de sortir de la forêt, il nous faut avancer en dépit de l'incertitude, plutôt que de se laisser ralentir par des considérations abstraites.

Plus encore, nous cherchons souvent dans les études de quoi nous épargner les interactions avec les personnes concernées. Pour les employeur·e·s, le temps passé à lire des études et/ou les articles qui s'appuient sur elles peut bien donner des idées. Mais il ne leur apportera pas les informations qu'ils/elles ne peuvent obtenir qu'auprès de chaque salarié·e, collaborateur·rice, clien·e pris individuellement. Entrer en contact avec les cas réels, c'est-à-dire des personnes en chair et en os, demande plus de soin, de respect et d'attention que d'élaborer des stratégies abstraites. C'est aussi pour cette raison que les interactions sont plus instructives. Elles nous livrent ce qu'on ne trouvera jamais dans des études : la part de miracle qui fait la part humaine de nos entreprises.

Télétravail : L’angoisse révèle notre besoin d’inattendu

Nous reprenons avec la philosophe Peggy Avez une réflexion intitulée travailler autrement, perspectives philosophiques. Aujourd'hui une exploration du télétravail.


Quels que soient ses avantages pratiques, nous observons que le télétravail renforce l’angoisse.

Et l’on peut anticiper dès maintenant que le futur déconfinement des lieux de convivialité et de culture ne suffira pas à juguler cet effet. Pourquoi ?

Parce que si l’on continue de penser que le télétravail, c’est le même travail effectué de la même façon mais à distance, on continuera de durcir des routines qui nous privent d’un besoin fondamental et trop méconnu : nous avons besoin d’inattendu. Pourquoi et comment en tenir compte pour repenser nos pratiques ?

Passage - inopiné - d'une péniche sous le pont à fourchon, février 2021
Passage - inopiné - d'une péniche sous le pont à fourchon, février 2021

Ce qu’on ne trouve pas chez soi

Il y a bien sûr des avantages au télétravail. On jouit du calme (si l’on n’a pas ses enfants à côté de soi), du gain d’énergie autrefois perdue dans les transports (si l’on n’a pas à réinstaller chaque matin son espace de travail au milieu des jouets) et de la non-interruption (si l’on peut désactiver toutes ses notifications ). Et plus encore, le chez soi peut être un lieu rassurant, ce qui dans ce cas favorise notre productivité et notre sérénité.

Mais ce que nous découvrons, c’est que nous n’avons pas seulement besoin d’un bureau ergonomique, d’échanges planifiés via tel ou tel réseau social, d’activité physique et de repos. Nous avons besoin de tout ce qui nous fait vivre des choses que nous n’avons pas anticipées.

Tomber nez-à-nez avec quelqu’un qu’on n’avait pas prévu de voir, assister à une scène cocasse (agréable ou non), surprendre une conversation à la table d’à côté, aider quelqu’un ou demander de l’aide sans l’avoir organisé, être dérangé·e par tel ou tel événement impromptu, se plaindre du bruit ambiant ou d’une panne de la photocopieuse, rencontrer un regard ou un sourire inopiné, etc. Indépendamment de leur caractère plaisant ou irritant, ce sont là des opportunités qui ne se présentent pas dans les 8h de solitude télétravailleuse... La machine à café offre plus d’aléas que le canal #machineacafe d’une application.

On a longuement répété l’angoisse de l’incertitude. Mais on sous-estime le caractère équilibrant et anxiolytique de l’inopiné. Il y a sans doute des inattendus dont on se passait bien. Mais ils ont une vertu : ils nous rappellent au réel et détournent notre attention quelques secondes de notre planning, de nos objectifs, de notre course perpétuelle (même confinée !), de nos obsessions et de nos écrans. L’inattendu nous implique dans la vie fortuite et fantaisiste du monde. Il nous expose à la vie inconnue des autres, sans générer en nous le sentiment d’impuissance exalté par les réseaux sociaux.

Le télétravail ne crée pas l’angoisse : il l’exacerbe

Notre culture tend à psycho-pathologiser tout ce qui enraye la machine productiviste. À défaut de s’adapter à la vulnérabilité humaine, donc à tout ce qui nourrit notre créativité, elle y voit un obstacle à étouffer.

Il en va de même pour l’angoisse. Nous avons pris l’habitude d’y voir une faiblesse psychologique, ce qui est une façon de culpabiliser voire stigmatiser les personnes qui en souffrent trop pour le cacher.

Or, ce que de nombreux philosophes comme Pascal, Kierkegaard, Heidegger, Sartre comme toute l’histoire de la poésie (au moins !) soulignent est radicalement différent : l’angoisse est une dimension de l’existence à laquelle personne n’échappe. Dès lors que nous avons conscience de notre temporalité et de notre mortalité, dès lors que nous questionnons le réel dans son ensemble, ou encore quand nous sentons le poids de nos décisions, la réalité et sa part d’absurdité nous affectent. On ne vit pas humainement sans éprouver dans sa chair le vertige face à une extra-ordinaire réalité.

L’angoisse n’est donc pas en soi une maladie : c’est une expérience existentielle fondamentale parmi d’autres. Elle suspend ponctuellement le cours ordinaire de la vie qui, à rebours, la régule. Car fort heureusement, nous sommes diverti·e·s de nos angoisses de multiples façons. Et nous en sommes particulièrement diverti·e·s par les détails anecdotiques qui assaisonnent nos vies et nous les rendent familières.

Mais lorsque notre environnement familier se trouve drastiquement réduit et isolé, l’inopiné se raréfie. Il n’est plus grand chose qui nous détourne de nos angoisses. Nous pouvons chercher diversion sur nos écrans, mais nous risquons d’y trouver aussi un sentiment d’impuissance inévitablement anxiogène.

Favoriser l’inopiné

Il ne faut bien sûr pas incriminer le télétravail dans l’absolu. Ce qui est en jeu ici concerne notre attachement aux vieilles pratiques professionnelles, dont nous connaissons pourtant déjà les effets dévastateurs. Nous savons depuis longtemps que rester présent·e 8h devant son écran ne favorise ni la productivité, ni le bien-être. Nous savons que la réunionnite produit des pertes considérables. Nous savons que les routines rigides visent à surveiller, non à produire et que par là, elles créent un sentiment de vide et d’absurdité : l’angoisse. Au fond, l’anxiété des employeur·e·s les conduit à imposer des routines professionnelles non-productives et anxiogènes. Ce mécanisme est exacerbé par les conditions d’un télétravail inadapté où réunions, présentéisme et communication violente s’amplifient.

Nous le devinons et l’espérons : l’avenir du travail tient à notre capacité d’imaginer d’autres façons de travailler, qui devraient au minimum tenir compte de l’angoisse humaine. S’interroger sur l’intérêt de telle ou telle visioconférence, faciliter le travail asynchrone, proposer des balades audio, injecter de l’inhabituel d’une façon ou d’une autre... Casser les routines, libérer du temps et repenser nos espaces pour démultiplier l’inattendu en est une clé.

La vie professionnelle fait partie de la vie tout court qui n’engage pas seulement le travail, le relationnel, l’économique et le culturel comme des domaines séparés. Elle n’est pas non plus seulement faite de rendez-vous planifiés. Mais elle est faite d’anecdotes et de détails fantaisistes que nous n’avions pas anticipés et dont nous avons fondamentalement besoin.

Ce dont le travail à distance nous rapproche

Nous poursuivons avec la philosophe Peggy Avez une réflexion intitulée travailler autrement, perspectives philosophiques. Aujourd'hui le troisième volet.


Nous n'avons pas attendu la crise du Covid pour questionner le sens du travail (son adéquation avec nos valeurs, son utilité sociale, son impact sur le monde à venir, la satisfaction qu'il nous procure, etc.). Mais en nous contraignant à rester chez nous, le confinement total ou partiel a ajouté un facteur révélateur inédit : il a fallu travailler à proximité de ce dont la vie professionnelle jusqu'alors considérée comme « normale » nous éloignait. Et ce déplacement modifie en profondeur le regard qu'on porte sur notre activité.

Au-delà des contraintes familiales et logistiques

En grec, tele signifie loin. Loin des locaux professionnels, des collègues, des habitudes collectives qui définissent habituellement le lieu de travail, le télétravail attire notre attention sur la distance qui sépare notre activité de ses conditions d'exercice dites « normales ».

Sous cet angle, l'incompatibilité entre les circonstances du domicile et celles du travail saute aux yeux et l'on a fréquemment évoqué les difficultés qu'elle soulève. Les contraintes familiales et logistiques de la vie à domicile ne font pas toujours de bonnes conditions de travail, a fortiori lorsque l'environnement - professionnel et personnel - n'en tient pas compte.

Mais en ne percevant le télétravail que comme une forme d'éloignement, on passe à côté d'une donnée qui a pourtant été très présente dans les expériences des un·e·s et des autres : le télétravail nous rapproche de nos vies et de ce qui nous tient à cœur. Que ce soit pour en savourer ou en regretter tel ou tel aspect, nous avons éprouvé ce que signifie être « chez soi », avec ou sans les êtres et les éléments qui nous sont chers.

Le paradigme culturel de la « mise à distance »

En réalité, le télétravail a aussi été une forme de reconnexion, en restaurant un lien soutenu avec les éléments de notre vie dite « privée », en fait notre vie tout court : le rythme vital, les besoins relationnels, les aspirations dont la course quotidienne nous tenait éloignés. En télétravaillant, on cesse d'être de passage chez soi. Et même lorsque cette reconnexion est désagréable, même lorsqu'elle nous fait sentir ce qui ne va pas, il n'en demeure pas moins que notre regard s'est déplacé, s'est rapproché de ce qui fait la texture de notre vie.

Paradoxalement donc, le travail à distance nous rapproche nécessairement de ce dont le travail en présentiel nous éloigne : nos sensations singulières, nos besoins propres, nos douleurs, nos corps, nos vies, les conséquences de nos actes sur le monde, etc. Cette mise à distance est l'effet de la rationalisation qui a tant structuré notre culture. Depuis les travaux de Max Weber et les nombreuses analyses critiques de la rationalité instrumentale (Adorno et Horkheimer, Marcuse, Arendt, Gorz, pour ne citer qu'eux), ce paradigme de la distanciation de soi envers soi par l'abstraction stratégique a été largement travaillé.

Et nous observons largement ses conséquences pathologiques, que ce soit sur un plan psychologique (burn out, dépressions sévères, par exemple) ou sociétal (la désolidarisation, l'isolement, le sentiment d'impuissance à l'égard des enjeux majeurs de la vie en société).

Notre culture capitaliste est si imprégnée de cette norme de la mise à distance, que nos efforts thérapeutiques consistent souvent à nous reconnecter avec nos sensations et avec le monde qui nous entoure. La vogue de la pleine conscience s'inscrit dans cet effort pour aller mieux. Nous sommes tellement habitués à faire abstraction de tout ce qui est vital (pour soi mais aussi pour les autres), pour gérer ou administrer nos conditions de vie qu'il nous est devenu très difficile de retrouver ce contact immédiat qui fait l'épaisseur d'actes aussi simples que ceux de vivre, aimer, soigner, sentir.

Rapprocher le travail ... et nos vies

On comprend alors que cette proximité retrouvée, dans l'urgence, avec leur « chez soi » - leur espace, leurs proches, leurs aspirations - a pu chambouler le regard que de nombreuses personnes portent sur leur travail ou sur ses conditions d'exercice. On comprend que ces derniers mois ont pu inciter les gens à entreprendre les changements importants auxquels ils ne songeaient jusqu'alors qu'en passant (chez eux).

Mais nous gagnerions aussi à repenser le travail sous ce jour, sous de nouvelles conditions. Que signifie travailler non pas loin des locaux de l'entreprise, mais au plus près de nos vies ? Quel impact ce déplacement pourrait-il opérer dans les décisions professionnelles que nous prendrions ?

Dans son livre Rêver l'obscur, la penseuse activiste et écoféministe Starhawk invite à repenser nos sociétés selon un autre paradigme que celui de la mise à distance : le paradigme éthique de l'immanence. Elle nous invite ainsi à imaginer un monde professionnel où la proximité de nos intérêts vitaux et affectifs remplacerait l'impératif abstrait du pouvoir et du calcul stratégique.

Imaginons un instant un autre type de restructuration : nous faisons entrer les soins des enfants dans le monde du travail. Ils ne seraient plus isolés dans des jardins d'enfants, mais feraient partie de notre activité journalière, comme dans un village tribal.

Ici, Starhawk n'évoque pas le télétravail, mais un rapprochement déconfiné de deux sphères aujourd'hui artificiellement séparées : le travail et le soin. Ce que le télétravail bouscule dans nos réflexions se joue ici : non pas dans le fait de travailler à distance, mais dans le fait de travailler en touchant simultanément des aspects de nos vies habituellement isolés.

Or, lorsque vous travaillez sous les yeux de vos enfants, dont vous prenez soin vous même, vous regardez votre propre travail autrement. Vous le réinscrivez dans le monde, dans une temporalité et dans une vitalité dont il n'est plus possible de faire abstraction. Ce changement de regard est crucial car il nous permet d'orienter nos actions et nos décisions dans une perspective humaine plus large, plus concrète. Nous redevenons capables de leur donner une signification pratique.

En rapprochant les sphères du professionnel et du soin, en nous rapprochant les un·e·s des autres, il nous arriverait par exemple de caler une réunion à un moment où l'on s'occupe des enfants, d'avoir un rendez-vous professionnel au zoo par exemple.

Les décisions prises en donnant la main à un enfant et en observant les éléphants et les tigres seraient peut-être moins nombreuses, mais elles seraient plus ancrées dans l'humanité que celles prises en prenant un troisième Martini lors d'un élégant déjeuner sans enfants. Elles protègeraient aussi sans doute mieux la vie.

Les enfants nous placent sous les yeux l'importance cruciale de la vie, dont nous avons pris l'habitude pathologique de nous déconnecter. L'exemple qui peut paraître anecdotique dans le livre de Starhawk a pris une texture ordinaire ces derniers mois. Nos réunions en visio bousculées par telle ou telle interruption familiale sont devenues plus ordinaires et réinjectent dans nos vies une touche de réconfort !

Cette connexion du soin, de la vie, de l'amour, avec le monde du travail a dessiné un possible que de nombreuses personnes souhaitent creuser plus largement. Aussi difficile cela puisse sembler, il s'agit sans doute là du paradigme incontournable pour améliorer nos conditions de travail, c'est-à-dire y intégrer nos sensations et nos aspirations.

Ces dernières années, « remettre l'humain au centre de l'entreprise » est devenu un slogan confusément affiché, où cet humain a tous les atours de celui qui y est déjà au centre, c'est-à-dire dans sa partie supérieure. Mais cette année 2020 nous a donné l'occasion de découvrir autre chose : la nécessité de réorganiser la place du travail, à l'aune d'un souci fondamental pour notre vitalité, pour tout ce qui fait nos vies.

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