Dépiler les andons

Moi — Je vois que l’andon sur un de tes kanbans s’est allumé, est-ce qu’on peut regarder ensemble ce qui se passe ?

Andon allumé sur une chaîne Toyota

X — Mais je pensais que pour déclencher l’andon, il fallait appuyer sur le bouton orange dans notre interface.

Moi — Le déclenchement manuel est effectivement possible, mais il y a aussi un déclenchement automatique : quand on n’arrive pas à suivre le takt ou quand on passe trop de temps sur un kanban, par exemple. C’est ce dernier cas qui vaut ma présence à tes côtés.

X — Pourtant j’ai à peine commencé hier matin.

Moi — Pour se faciliter le lissage en interne, on a décidé arbitrairement qu’un kanban devait être faisable en moins de 24h - soit 7 ou 8h de travail consécutif. Si tu l’as commencé en fin de matinée, c’est donc normal que l’andon se déclenche aujourd’hui en début d’après-midi.

X, sceptique — Bon, d’accord…

Moi — Alors que raconte ce kanban ?

X — Je ne vais pas réussir à le terminer d’ici ce soir : il est plus complexe que d’habitude et comme L. n’est pas là, je n’ai pas pû lui demander de l’aide comme pour les kanbans précédents. Bref, je pédale un peu dans la semoule et je ne suis toujours pas certain de savoir comment le traiter en fait.

Moi — Pourtant quand L. est absente, il y a bien d’autres personnes qui vérifient tes commits…

X — Bien sûr mais j’ai toujours peur de les déranger avec mes petits problèmes de démarrage, surtout que ça fait désormais plus d’un mois que je suis dans l’équipe.

Moi — Je vois. Je comprends mieux pourquoi mon sensei insistait sur cette chaîne d’aide : ce déclenchement automatique me fait bien plaisir !

X, interloqué — Tu parles de plaisir ?

Moi — Bien sûr ! Je suis content de savoir qu’on devrait pouvoir t’éviter au moins deux jours supplémentaires de pédalage dans la semoule. Il a eu raison de me montrer une vidéo avec un andon automatique sur l’alimentation en pièces d’une petite machine industrielle.

X — Et moi qui pensais que tu serais contrarié.

Moi — Bien au contraire, cela met en lumière un point que je ne t’ai pas encore expliqué clairement.

X — Comment réaliser cette tâche ?

Moi — Même pas… Plutôt comment se donner le temps d’y arriver. Tu le sais déjà, chaque kanban doit être faisable en moins de 24h. Mais dès que tu découvres que tu n’y arriveras pas, tu as la possibilité de modifier le libellé du kanban avec la mention « exploration » : une fois que tu auras fini ton exploration (toujours ces fameux 24h maximum), tu auras appris des choses. Soit que ce n’était pas si difficile, tu peux alors valider le kanban normalement; soit que ce sera effectivement plus complexe que prévu, tu devras alors créer d’autres kanbans - peut-être 1, 2 ou 3 - pour arriver au bout. Des kanbans qui viendront s’ajouter à ceux qui étaient déjà pré-positionnés pour être lancés dans les jours à venir : une nouvelle phase de lissage se chargera d’équilibrer le tout en fonction des contraintes connues des clients et des collègues.

X — Est-ce que je peux en profiter quand même pour te demander de l’aide sur ce kanban en particulier ? À ton air amusé, je pense que tu sais pertinemment comment en venir à bout.

Moi, pointant un ligne sur son écran — Tu pourrais en effet créer une backtrace sur cette variable puis vérifier si la pile d’appel est bien celle que tu as en tête. Et au passage, tu devrais bientôt apprendre à repérer les interceptions d’un plugin dans le code d’Opentime… Et leurs conséquences.

Y a-t-il un pilote dans le kaizen ?

X — Cela fait bientôt 3 mois qu’on travaille sur ce kaizen, et j’ai l’impression que, depuis le début, tu sais exactement là où je vais attérir avec mes recherches alors que moi, j’ai l’impression de pédaler dans la semoule.

Moi — Pas tout à fait.

X, accusateur — Mais quand même plus qu’un peu !

Moi — Certes : j’ai bien une idée de la direction dans laquelle on va avancer ensemble lors de ces gambas réguliers mais ce n’est pas tellement un résultat en particulier que je cherche.

X, interrompant — Ne me dis pas que tu me fais travailler pour « rien ».

Moi — Non plus, en fait je tente de te donner des perches, comme un maître nageur qui enseigne la natation : si je nage à ta place, j’arriverai bien au bout du bassin mais tu ne sauras pas nager pour autant; si je te donne des perches trop solides, tu apprendras à te laisser tirer; si je ne te donne aucune perche, tu peux vite couler. C’est loin d’être si facile de faire progresser les gens.

Maître nageur au bord d'une piscine vide

X — Et si je n’ai pas envie de nager ?

Moi — Le Lean part du principe que les gens ont envie de s’améliorer et d’apprendre. Et il fournit tout une gamme d’outils et de techniques pour y parvenir.

X, sceptique — Ça doit quand même être un peu troublant quand on se sent « piloté » de l’extérieur.

Moi — C’est pourquoi la confiance et le respect mutuel font parti du socle de la maison du TPS. Sans ça, on n’y arrive pas. Et même avec ça, ce n’est pas certain qu’on y arrive : être « cool » l’un avec l’autre est loin d’être suffisant pour progresser.

X — C’est sûr que je n’ai jamais vu de table de ping-pong ici !

Moi — Mais peut-être que tu préférais un « management objectif », avec des chiffres bien calés en début d’année et une simple courbe dans un fichier Excel pour marquer la différence entre réussite et échec.

X, vexé — Je n’ai jamais dis ça !

Moi, taquin — Je sais bien, je pousse juste un tout petit peu le raisonnement : le mode financier est tellement imprégné dans nos habitudes qu’on est parfois bien en peine de le débusquer.

X — On a quand même vite dérivé : comment est-on passé des mesures que je dois faire chaque semaine à ces remarques si générales sur l’économie ?

Moi — N’importe quel système complexe veut ça : tout y a une influence sur tout. Et la vie d’une boîte n’y échappe pas : il suffit d’un client, d’un fournisseur, d’un salarié ou même d’une réglementation pour tout faire tanguer. Et le Lean apporte une boussole et une carte assez robuste pour y naviguer sereinement. C’est cette sérénité qui permet d’anticiper assez pour avancer ensemble dans la bonne direction, celle qui résout les problèmes des clients et qui tient compte du contexte général.

X — Je n’avais jamais vu mon kaizen comme l’antidote à la carotte et au bâton !

Passer quand même à l’orange

X — J’ai vu en début de semaine qu’il y avait plus de 20 kanbans dont l’andon était allumé. J’ai l’impression que c’est beaucoup, non ?

Vélo aérien passant à l'orange

Moi — Je suis bien d’accord : cela fait bientôt deux semaines que je vois ce chiffre grimper peu à peu.

X — Et qu’est-ce qu’on fait dans ces cas-là ?

Moi — La théorie nous dit de s’arrêter au premier défaut.

X — Et ?

Moi — Force est de constater que je me suis arrêté au 24ème.

X — Et ?

Moi — Il m’aura fallu une dizaine de jours pour accepter l’évidence : l’équipe ne pourrait pas rattraper le retard.

X — Et ?

Moi — Hier, j’ai enfin pris le taureau par les cornes et on a re-lissé le stock en question sur les 3 semaines à venir.

X — Et ?

Moi — Je peux partir en vacances tranquille ce soir.

X — Et ?

Moi — Je suis toujours sidéré par la capacité que nous avons à mettre la tête dans le sable… Le Lean est quand même une sacré école d’humilité. Les pastilles oranges se sont accumulées sur mon écran, malgré mes coups de main réguliers - en prenant de temps en temps un ticket à l’un ou à l’autre - et malgré mes coups de fil ponctuels - pour explorer les causes d’un délai plus long que prévu sur un kanban.

X — Un vrai problème de « charge - capacité » donc.

Moi — Et un vrai avertissement pour le problème suivant : la question d’une embauche chez No Parking remonte dans mes préoccupations.